Après Code inconnu et Caché, Amour est le troisième des films qu'Alain Olivieri tourne avec Michael Haneke. Premier assistant réalisateur du cinéaste autrichien, il a très généreusement accepté de répondre à des questions sur cette expérience et, plus largement, son métier et sa carrière. Je le remercie d'autant plus sincèrement qu'il m'a également proposé quelques-unes des photos qui illustrent cette interview. Et je laisse donc parler sa passion pour le cinéma...
Amour a reçu la Palme d'or, cinq Césars majeurs, mais aussi l'Oscar du meilleur film en langue étrangère. Comment vivez-vous cette reconnaissance ?
Bien ! C'est toujours agréable d'avoir participé à un film qui récolte des récompenses. Plus il y en a, plus nous montons en reconnaissance. Je me sens complètement associé au film en tant que collaborateur privilégié de Michael Haneke, donc oui, ça fait plaisir.
L'une de ces récompenses vous touche-t-elle particulièrement ?
La Palme d'or est quand même le summum du cinéma international, la récompense suprême. L'Oscar, c'est beau, parce que ça vise le public américain et que c'est retransmis à travers le monde. Après, effectivement, pour la majorité des gens, le Festival de Cannes reste l'événement de cinéma le plus important au monde.
Comment avez-vous décidé de faire du cinéma ? Et pourquoi avoir choisi le métier de premier assistant ?
J'ai eu un premier contact avec le cinéma à 10-12 ans comme figurant. J'étais déjà un peu titillé. Ensuite, j'ai grandi, j'ai voulu faire de la photo, mais ça ne marchait pas. J'ai donc fait des études de cinéma parce que ça me plaisait, en montant à la capitale. J'imagine que ça s'entend sûrement: je ne suis pas du coin. J'ai commencé par le plus bas échelon du métier, assistant régie. Par la suite, j'ai eu l'opportunité de devenir premier assistant, un métier que j'aime beaucoup. Au fond, c'est un peu le hasard: le cinéma a fait de moi ce qu'il a voulu.
Rien à voir avec un quelconque héritage familial, donc...
Non. Je suis le seul intermittent et saltimbanque de ma famille.
Avec Michael Haneke, vous vous retrouvez de loin en loin...
Oui. Quand il a fait son premier film en France, c'est Marin Karmitz de MK2 qui m'avait déniché. Michael avait écrit un scénario pour Juliette Binoche,
Code inconnu. L'assistant français qu'il avait choisi a connu quelques soucis et il a donc été obligé d'en changer. C'est alors que le directeur de production, avec lequel j'avais déjà fait un premier film, a pensé à moi. Cette première expérience avec Michael s'est bien passée. Nous nous sommes très vite entendus et depuis, quand il vient travailler à Paris ou en France, il m'appelle. Fidèle, il sait aussi pouvoir compter sur les gens. Il a bien sûr fait d'autres films sans moi:
La pianiste,
Le ruban blanc ou
Le temps du loup. Mais quand il tourne avec des Français, c'est moi l'assistant.
Code inconnu, Caché et Amour: une suite logique ?
Pour
Caché, je n'ai fait qu'une partie du film, à Paris. Il y a eu ensuite une partie tournée à Vienne. Pour de sombres raisons de coproduction, Michael avait soi-disant promis à son assistant autrichien de le faire travailler. Ça a vraiment surpris tout le monde, Daniel Auteuil et Juliette Binoche compris, mais je dis tout de même que j'ai fait le film, cinq semaines sur neuf, et les plus difficiles, puisque le tournage avait alors lieu en extérieur.
Et sur Amour, donc, quel a été votre rôle ?
Celui du premier assistant: organiser les choses avec Michael, qui est très attentif. Je lui montrais comment j'organisais le travail prévu, nous en discutions et il me disait s'il avait besoin de plus de temps ici ou là. Sur la durée, nous sommes en général vite d'accord. Tout est alors question de détails. Comparé à d'autres, le fait est que Michael est quelqu'un de très exigeant, de très professionnel. Il travaille énormément et demande la même chose à ses collaborateurs, proches ou non. Il faut répondre à cette exigence. Ensuite, quand on travaille dans son sens, tout va bien. Mon métier est pratiquement le même pour tous les films, mais, en fait, j'adapte également ma personnalité en fonction du réalisateur avec lequel je travaille.
Depuis tout ce temps que vous travaillez avec lui, avez-vous noté une évolution dans la méthode de Michael Haneke ?
Non. Depuis que je le connais, il est toujours aussi pointu sur tout. J'apprends évidemment à mieux le connaître à chaque fois, mais je ne vois pas de changement radical. Il a toujours eu ce souci du détail, de la minutie, de la précision. Il sait parfaitement où il va et ce qu'il veut. Il ne tourne pas ce dont il n'a pas besoin. En même temps, au fil du temps, on acquiert des automatismes. J'étais arrivé tard sur le tournage de
Code inconnu et ça s'était bien passé. Pour
Caché et
Amour, nous étions vraiment très complices. Quand j'ai quelque chose à dire, je ne me dégonfle pas, que ce soit lui ou un autre.
Pouvez-vous donner quelques exemples de ce que vous êtes amené à faire ? Puisque Michael Haneke est si minutieux, de manière provocante, j'ai envie de vous demander à quoi sert l'assistant...
À décharger le réalisateur de tout ce qui est des tâches de base. C'est lui qui choisit, qui dirige, mais ensuite, il faut que les choses soient là. C'est à moi de les faire rouler et d'arrondir les angles parfois. Ayant déjà eu la chance de travailler avec Michael, je dis aux autres personnes du plateau d'être attentives à certaines choses. Pas pour être rabat-joie ou vieux con, mais je sais que, quand il fait une demande, elle est en général précise. C'est un travail de relationnel.
C'est plus facile de travailler avec un réalisateur qu'on connaît déjà ?
Tout à fait. On connaît alors ses goûts, ses habitudes, ses marottes et ses fixettes. Connaître sa personnalité facilite les choses, bien sûr. Cela dit, il m'est fréquemment arrivé de ne travailler qu'une seule fois avec un metteur en scène et je me suis toujours adapté. C'est ça aussi, le métier d'assistant.
Comparé aux autres films de Michael Haneke, Amour présente-t-il des spécificités ?
Oui. C'est d'abord un huis clos, avec deux personnages âgés. Michael a un peu écrit cette histoire pour Jean-Louis Trintignant. Ce n'est pas tous les jours qu'un film a en têtes d'affiche deux comédiens de plus de 80 ans. Dans l'organisation du travail, on a donc connu des horaires un peu bizarres par rapport à la pratique habituelle et pris des précautions particulières. On a tout fait pour qu'ils soient confortables et se fatiguent le moins possible. Des semaines assez intenses.
Amour a été un peu spécifique de ce point de vue, en effet.
Michael Haneke fait beaucoup tourner ? Ou préfère-t-il souvent garder la première prise ?
C'est très variable, en fait. Certains réalisateurs sont connus pour faire beaucoup de prises, Francis Veber, par exemple, avec qui j'ai travaillé. Michael sait ce qu'il veut: si on parvient à l'obtenir au bout d'une prise, on n'en fait qu'une. Cela dit, Michael sait que le temps compte également et qu'on ne peut pas toujours forcer les choses. Même s'il manque une simple intonation sur une virgule et si l'esprit de la scène est là, il ne va pas forcément aller plus loin.
On imagine que, de ce point de vue, les choses sont plus simples avec Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant...
Oui et non. C'est vrai qu'ils ont beaucoup de métier, mais ce film est quand même un peu spécial, vu le sujet et ce qui arrive aux personnages. Michael leur a parlé. Il a beaucoup travaillé avec eux. Les scènes où elle est très malade et où il doit s'occuper d'elle, l'aider à changer de fauteuil, sont quand même très compliquées.
Avec quels autres membres du plateau travaillez-vous ?
Avec tout le monde. Le premier assistant, c'est la véritable plaque tournante du plateau. Il doit connaître ce que chacun y fait, en gardant par ailleurs une grande disponibilité pour le metteur en scène, les comédiens et les techniciens. C'est lui qui doit savoir précisément ce qui se passe à un temps T et ce qui se passera ensuite. Quand il y a des problèmes, il doit aussi proposer des idées. Le réalisateur décidera, mais au moins, avec ça, on peut avancer. C'est un métier qui demande pas mal de qualités humaines. Je considère que, talent mis à part, avec une tête bien pleine et un peu de jugeote, on peut faire du cinéma à n'importe quel poste. La technique s'apprend avec l'expérience et ne représente finalement qu'un tout petit pourcentage de temps par rapport à tout ce qui peut se passer du point de vue des relations humaines sur un plateau.
En revanche, vous n'allez pas plus loin. Pas de mission spécifique en post-production, par exemple...
Non. Quand le tournage du film est terminé, mon travail l'est également.
Vous avez côtoyé plusieurs autres grands réalisateurs: Pialat, Costa Gavras, Brisseau... des différences d'approche ?
Chacun a sa personnalité. Pialat a sa réputation, que je confirme et infirme à la fois. Même si j'ai eu quelques soucis avec lui, je lui garde une vraie tendresse. Avec les autres, évidemment, il faut s'adapter. Costa Gavras et Jean-Jacques Annaud sont un peu plus carrés, peut-être, mais ils ont leur façon d'être. Chacun a ses particularités.
Vous avez travaillé sur plusieurs comédies. Même ambiance ?
Non, forcément. La comédie est là pour amuser le public. On s'amuse d'abord, nous ! Après, quand on tourne un film comme
Amour, on ne se poile pas tous les jours sur le plateau. Cela dit, bien qu'intériorisé et parfois hermétique, Michael Haneke a beaucoup d'humour et j'aime travailler dans la bonne humeur. Ce n'est pas parce qu'on fait des choses difficiles, intenses ou sérieuses qu'on ne peut pas la garder. Je suis incapable de travailler avec des gens qui font la tronche ! L'assistant sert aussi à faire prendre la mayonnaise entre chaque intervenant. Il faut s'adapter et amener l'équipe avec soi.
Pas trop difficile, parfois, d'être dans l'ombre du réalisateur ?
Pour moi, non. C'est un métier que j'ai choisi. Je n'ai aucune velléité de réalisation. Je m'éclate à aider un metteur en scène à faire son film et à monter les choses selon ses instructions, sauf si bien sûr il me demande de me débrouiller. Je sais que je fais un travail de l'ombre, qu'il n'y a pas de César
et pas non plus d'autre prix pour les assistants à la mise en scène... mais quand un film obtient une récompense, ça rejaillit aussi un peu sur moi. Les gens du métier savent bien que le metteur en scène n'a pas fait ça tout seul.
Et comment supporte-t-on alors l'attente entre la fin du tournage et la sortie du film en salles ?
A priori, une fois que le film est fini, je passe à autre chose. L'histoire se poursuit sans moi: le film peut sortir six mois ou un an et demi plus tard. Ce n'est pas nous qui en décidons. Le distributeur peut faire le choix de le laisser dans sa boîte et de ne le sortir qu'à une date donnée pour des raisons marketing. On reste bien sûr friand de voir le film fini: c'est quand même notre travail. Personnellement, je n'ai pas d'angoisse: dans la logique des choses, il y a forcément un moment où on va m'appeler pour m'inviter à une projection privée ou à une avant-première. Pour
Amour, par exemple, j'ai raté la projection pour l'équipe en août dernier. Je ne l'ai vu que le jour de son avant-première parisienne. Avec certains metteurs en scène, il arrive qu'on puisse voir des extraits ou des bouts de montage, mais c'est extrêmement rare. Et je n'en ai pas toujours le temps.
Avec tout ça, vous avez encore le temps d'aller au cinéma ?
Un peu, oui.
Et c'est comment, de voir le film des autres comme spectateur ordinaire ?
Je suis plutôt bon public, mais c'est vrai que, si le film n'est pas trop bon, s'il ne m'intéresse pas beaucoup, j'ai tendance à voir les défauts, les faux raccords, les bêtises que personne ne remarque. On a un oeil un peu plus aguerri parce qu'on sait comment ça marche.
Est-ce qu'il vous arrive de sentir la patte d'un assistant réalisateur donné ?
Non, c'est impossible. Si c'était le cas, il n'existerait pas de Palme d'or ou de César de la mise en scène. C'est le réalisateur qui amène le film où il veut. Certains assistants sont plutôt orientés vers les films à grand spectacle, d'autres non. Moi qui ai fait des films d'un peu tous les genres, je ne crois pas qu'on puisse dire qu'il y a une touche Olivieri. Si c'était le cas, on dirait que le réalisateur a raté son coup. Ou que c'est l'assistant ou le chef opérateur qui a fait le film...
Quels sont les derniers films que vous avez aimés ?
Zero dark thirty et, pour parler d'un film que j'ai vu un peu tardivement en DVD,
Comme des frères, un premier long-métrage charmant.
Vous êtes aussi l'un des deux vice-présidents de l'Association française des assistants réalisateurs. Quel est son rôle ?
L'association est née il y a quinze ans bientôt de la réunion de sept assistants, des copains qui en avaient marre d'être chacun dans leur coin. Leur idée était d'avoir du boulot, d'échanger sur leur expérience et de défendre une certaine façon de faire ce métier. Je ne suis pas membre fondateur, mais de sept membres, l'association est passée à onze et on compte aujourd'hui 115 adhérents. Elle est bien connue du monde du cinéma. Sans but lucratif, grâce à des bénévoles, il s'agit aussi de transmettre le savoir pour que le métier perdure et ne devienne pas n'importe quoi. Il n'y a pas de vraies règles, mais nous avons défini une charte. On peut donner des conseils aux plus jeunes pour les aider, trouver un avocat, parfois se faire payer...
Peut-on dire qu'il y a une méthode de travail française ?
Oui et non. Nous avons une méthode française, européenne ou plutôt latine, je dirais, même si la préparation d'un film se vit différemment en fonction des pays. On considère souvent que le système anglo-saxon est plus rigide. L'essentiel du travail reste le même partout: l'assistant, c'est le gars qui fait ce qu'il a à faire à un temps précis et qui sait quand tout le monde est prêt, même si c'est encore au metteur en scène de dire "
Action !".
Si vous aviez pu faire un autre métier de cinéma, qu'auriez-vous choisi ?
Je rêvais d'être chef opérateur ! Quand j'ai connu mon expérience de figuration, j'étais fasciné par ce mec qui créait de la lumière pendant que nous, gamins, nous étions à l'ombre des platanes, à Marseille. C'est ce qui m'a donné le goût de la photo et du cinéma.
Vous avez idée d'un artiste avec lequel vous aimeriez travailler ?
Non, pas spécialement. Je surfe sur la vague. Je fais du cinéma depuis bientôt trente ans. Je travaillerai avec celui qui aura envie de moi ou que j'aurai rencontré par hasard. Si Spielberg m'appelle, je serais ravi, bien sûr, mais j'aime autant faire ce que j'ai fait il y a deux ans, avec un inconnu:
Le cochon de Gaza, qui a eu le César du meilleur premier long-métrage. Si vous ne l'avez pas vu, c'est un très beau petit film, venu à moi grâce à une rencontre avec un copain producteur. J'ai dit banco avant
même de rencontrer le réalisateur, Sylvain Estibal. Sa récompense nous a fait très plaisir
. On a vraiment vécu une belle aventure. Lors de la cérémonie, au pupitre, il a cité son chef opérateur et son premier assistant. J'ai un peu de bouteille et parfois la chance de pouvoir choisir. Si ça me plaît et si je suis libre, tout est possible.
D'autres projets avec lui, encore ?
Sylvain a un autre métier que réalisateur et va, je crois, s'y consacrer d'abord. On verra.
Vous en avez en revanche avec Albert Dupontel et Daniel Auteuil...
Avec Dupontel, c'est fait: le film est en montage. Avec Daniel Auteuil, on a travaillé sur
Marius et
Fanny, de la trilogie marseillaise. On aurait dû faire également
César, mais Pathé a préféré attendre la sortie des deux premiers à l'automne prochain pour le troisième. C'est donc prévu en 2014.
Qu'est-ce qu'on peut vous souhaiter de mieux ?
Simplement de faire des films ! J'ai la chance d'être monté à Paris faire un métier que j'ai choisi il y a bientôt trente ans et d'être toujours là aujourd'hui. Tant que je peux être debout et courir sur le plateau, je peux continuer. Alors, que les gens m'appellent ! Il paraît que je ne suis pas trop mauvais comme assistant...