jeudi 19 juin 2014

Les idées de Marcadé

Chaque année depuis 2009, j'attends avec impatience le mois d'avril et la sortie du nouveau Annuel du Cinéma. Vraie mine d'informations pour cinéphiles, cet ouvrage recense tous les films sortis en France au cours du millésime précédent et reprend le travail des bénévoles des Fiches du Cinéma publié, lui, tout au long de l'année considérée. J'avais envie de savoir et d'expliquer comment tout cela fonctionne. J'ai contacté Nicolas Marcadé, rédacteur en chef, et il m'a répondu. Nicolas, bravo et encore une fois merci ! Je vous laisse la parole... 

Comment vous présenteriez-vous ?
Je suis entré aux Fiches du Cinéma, déjà vieux cinéphile et tout jeune diplômé en lettres, en 1999. J'en assure la rédaction en chef depuis presque dix ans.

Avez-vous une petite idée du nombre de films que vous avez vus en salles l’année dernière ? Et au total, tous supports confondus ?
Bien que n'ayant qu'un sens très approximatif des mathématiques, j'imagine que ma consommation doit se situer en moyenne autour de deux films par jour, tous supports confondus. Ce qui ferait un total d'un peu plus de 700 films par an. Cela peut être beaucoup par rapport à la consommation d'un citoyen ordinaire. C'est ridicule par rapport à celle d'un véritable cinéphage comme le sont beaucoup de nos lecteurs.

Combien de personnes travaillent pour Les Fiches du Cinéma ? Comment le travail est-il réparti entre vous tous ? L’Annuel reprend-il très exactement leurs textes ou suppose-t-il une quelconque "réécriture" ?
Quatre - bientôt cinq - salariés font tourner la boutique. Mais Les Fiches a la particularité d'appartenir à ses rédacteurs. La "maison d'édition" porte en effet bien son nom: le comité de rédaction, par ailleurs entièrement bénévole, est à la tête de l'association, Les Fiches du Cinéma, depuis 2000 et sa rétrocession de Chrétiens Médias. Cela a des avantages: la structure n'est pas soumise à un but lucratif, qui pourrait faire dévier sa "dévotion" à la cinéphilie. Mais cela peut avoir aussi un inconvénient - que l'on essaie néanmoins de corriger: nos parutions restent encore confidentielles, d'autant plus au regard de leur longévité. Qui dirait aujourd'hui que la plus ancienne revue de cinéma est Les Fiches du Cinéma ?
L'équipe est longtemps restée à trois têtes: une administratrice, un rédacteur en chef et un secrétaire de rédaction. Nous avons la chance aujourd'hui d'être épaulés par un responsable développement, et bientôt par un nouveau secrétaire de rédaction, pour assurer nos nouvelles parutions (notamment en cinéma jeunesse). Deux pôles, pour ainsi dire, se dessinent: l'administration et la rédaction. Jusque-là, la frontière était très floue. Cela dit, chacun de nous, quelle que soit sa fonction, écrit sur le cinéma.
Toutes les fiches parues au cours de l'année dans la revue Les Fiches du Cinéma sont entièrement relues, corrigées et parfois réécrites, lorsque le recul nécessite une réévaluation du commentaire. Avec la multiplication des sorties, il arrive aussi que nous ne puissions assurer le multivisionnage d'un film et que, par conséquent, nous ne puissions en débattre avant d'écrire un papier dessus. Cet écueil est évidemment corrigé pour L'Annuel du Cinéma, dont la fonction est, il est vrai, de s'inscrire davantage dans la durée, établissant un texte de référence pour l'avenir. Même si, déjà pour la revue, nous combattons le "commentaire à chaud", souvent dépendant d'une humeur et inféodé au "bon mot".     

Certains films sortent sur des centaines d’écrans, d’autres sur un ou deux seulement. L’équipe des Fiches et de L'Annuel parvient-elle à tous les voir en salles ? Y a-t-il des séances de rattrapage pour ceux que vous pourriez avoir manqués ?
C'est notre raison d'être que de voir et traiter tous les films, dès lors qu'ils ont bénéficié d'une exploitation commerciale - fut-ce durant seulement trois jours au fin fond du Val d'Oise - validée par le Centre National du Cinéma. Pour couvrir ce champ de plus en plus vaste, nous procédons en plusieurs vagues. Nous voyons la majorité des films en projection de presse pour les traiter dans la revue Les Fiches du Cinéma. Ensuite, la plupart des films qui ne nous ont pas été montrés sont rattrapés en salles. Enfin, il reste toujours une poignée de films que nous n'avons pas pu voir ou qui ont échappé à notre vigilance au moment de la sortie. Là commencent des démarches un peu plus complexes, pour récupérer des DVD ou des fichiers numériques. Pour l'édition 2014 de L'Annuel, par exemple, un des rédacteurs a dû aller visionner un film en projection privée dans le salon du producteur, qui le lui commentait en direct...

Certains critiques professionnels se plaignent d'avoir du mal à exercer leur métier ou à voir tel ou tel film avant le grand public. Parce que vous faites la chronique de la totalité des films sortis en France au cours d'une année, je vous imagine "à l'abri" des pressions de ce type. C'est bien le cas ?
À vrai dire, c'est surtout notre faible audience qui nous met à l'abri de ce type de pressions ! Nous ne sommes "blacklistés" par personne. En revanche, nous subissons évidemment, comme tous nos collègues, la politique des distributeurs consistant de plus en plus - et notamment dans le cas de grosses comédies françaises - à ne pas montrer du tout tel ou tel film à la presse. 

L'Annuel s'ouvre sur un Carnet de tendances et notamment un long bilan que vous signez seul. Est-ce toutefois le fruit d'une réflexion collective ? Comment est-elle menée, le cas échéant ?
Le bilan est le fruit d'une année de vie de la revue, de discussions sur les films, en comité de rédaction tous les vendredis. C'est une sorte de synthèse des impressions et des idées brassées durant l'année. Après, c'est effectivement moi qui le rédige, avec ma propre subjectivité, et c'est moi qui le signe.

Vous donnez également la parole à un certain nombre de personnes qualifiées, professionnels du cinéma à différents titres. Comment les choisissez-vous ?  
Le principe de ces interviews, qui composent le Carnet de tendances, est de faire intervenir des professionnels du cinéma en dehors de toute démarche de promotion. En petit groupe, nous partons des thèmes qui se sont détachés durant l'année, d'impressions plus diffuses aussi, et nous voyons qui pourrait en parler de la manière la plus intéressante. Par exemple, il y a deux ans, il y avait quelque chose qui nous semblait intéressant autour de la comédie française. Beaucoup n'avaient pas marché comme prévu, beaucoup nous semblaient étrangement mauvaises. Nous avons eu envie d'aller en parler avec Pierre Salvadori, parce qu'il nous semblait être un des meilleurs auteurs de comédie en France. Or, il se trouve qu'à ce moment-là, il était entre deux films – c'est-à-dire en phase de travail et non de promotion. Il préparait Dans la cour, qui correspond pour lui à une remise en cause de la comédie pure, et était donc lui-même en train de s'interroger sur ce genre. Nous avons pu ainsi capter ce moment de sa propre réflexion.
En général, il y a ensuite une grande marge d'improvisation: un entretien peut nous mettre sur une piste qui n'était pas prévue et que l'on décide de suivre. On se laisse avec plaisir guider par ce jeu de dominos. Sans idée préconçue et curieux de l'effet que produit cette suite de conversations formant une grande discussion imaginaire.

Comment voyez-vous l'avenir de L’Annuel du Cinéma ? Bien qu'il soit très riche, pensez-vous encore pouvoir le compléter de données nouvelles ? Et, de manière plus générale, avez-vous d'autres projets d'édition ?
Il n'est pas prévu d'étoffer L'Annuel, du moins dans son édition papier. Avec l'accroissement du nombre de films, nous sommes contraints d'augmenter d'autant le nombre de nos pages et cela commence à faire beaucoup. 800 pages à consulter régulièrement, cela devient un sport d'athlète. En revanche, pour la base de données en ligne que nous préparons, d'autres informations pourraient être intéressantes – du type box-office, par exemple.
En ce moment, notre énergie est surtout mise au bénéfice de nouvelles parutions. Nous avons commencé par éditer un ouvrage de recueil de toutes les interviews parues dans le Carnet de tendances des Annuels depuis dix ans. Remontés par thème, ces entretiens se faisaient écho et dessinaient une véritable topographie des grandes mutations de la cinéphilie durant la dernière décennie. Nous avons plus récemment lancé une nouvelle collection à destination des enfants, sur le modèle de L'Annuel - les films en fiches, des index pour vagabonder dans la cinéphilie, des entretiens pour comprendre les enjeux du cinéma dit pour la jeunesse. Il ne s'agissait cependant pas ici des films de l'année, mais d'une sélection hétéroclite de ce qui nous semble, depuis les débuts du cinéma, devoir faire partie d'un imaginaire collectif pour les tout-petits, une sorte de bagage à main pour de courts trajets... et donner envie, par la suite, d'étoffer ses malles pour entreprendre de plus longs voyages.

Les Fiches du Cinéma, c'est une association et un groupe de bénévoles. De quelle manière peut-on vous aider à travailler et à faire vivre votre organisation ?
Pour l'heure, il nous faudrait trouver de nouveaux bureaux: ceux que nous occupons vont prochainement être vendus. Si vous ou vos lecteurs aviez une idée d'où poser nos propres bagages, cela nous serait d'une aide précieuse ! Moins prosaïquement, l'association appartenant, comme je vous le disais, à ses rédacteurs, son devenir dépend beaucoup des bonnes volontés du collectif. C'est à la fois très riche, très libre et réellement très excitant. Mais parfois, nous pouvons aussi avoir l'impression de stagner: il est difficile de faire bouger un groupe. Cela dit, nous vivons en ce moment une période très énergique, avec un comité très impliqué et dont l'hétérogénéité produit une réflexion bouillonnante sur les projets à mener et le tournant (numérique notamment, mais aussi éditorial) que vit Les Fiches. Tout cinéphile, sachant écrire, défendre son point de vue et le partager peut donc avoir sa place au sein de notre comité de rédaction. Nous allons avoir 80 ans. Cela veut certainement dire que le collectif a les épaules solides.

Un petit bilan, désormais : même si c'est difficile de choisir, j'ai très envie de vous demander ce que seraient les trois films qui vous ont le plus marqué en 2013…
Ce n'est pas la meilleure année pour me demander ça ! Mais jouons le jeu - auquel on se prête sans déplaisir, il faut bien le dire, à chaque fin d'année. Avec le recul de quelques mois, je citerais trois films dont je suis encore surpris qu'ils restent si fort dans ma mémoire: No, Le congrès et La fille du 14 juillet. Trois propositions radicalement différentes... et passionnantes.

Et quelles sont les trois performances d’acteur que vous retiendriez entre toutes ?
Joaquin Phoenix dans The master.
Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915.
Oscar Isaac dans Inside Llewyn Davis.

Et qui seraient les trois nouveaux réalisateurs dont le premier film, sorti l'année dernière, vous a donné envie de les suivre désormais ?
Antonin Peretjatko, donc. Justin Triet également. Et puis, hors de France, il y a un premier film mexicain, Workers, qui me rend curieux de ce que fera son réalisateur, José Luis Valle, par la suite.

Vous avez d'autres rêves, liés au cinéma ? Votre bilan 2013 parle d'une carence en émotions fortes, mais le septième art vous surprend-il encore positivement ?
Je dois reconnaître quelques coups de sang et une grogne facile, mais ce n'est pas une question d'humeur. Disons que cela relève d'une forme d'exigence. L'époque n'étant pas favorable aux prises de risques, on peut en effet avoir une sensation souvent assez forte d'ennui. Je crois profondément que le cinéma n'a de réelle valeur que s'il dialogue avec la vie, ce qui implique que les films soient portés par une forme de nécessité. Or, aujourd'hui, il y a une tendance de plus en plus forte à transformer le cinéma en un simple jeu: jeu d'argent pour les financiers, jeu de rôle pour beaucoup de réalisateurs qui se rêvent en cinéaste avant de rêver des films, ou encore jeu de société pour toute une communauté geek qui s'échange des références cinéphiliques comme des cartes Pokémon. Je ne pense pas que le cinéma puisse se limiter à ça. Mais je pense aussi qu'il y a des mouvements de flux et de reflux et que la marée va remonter. Je reviens de Cannes, et même si je n'ai pas vu mille films qui m'ont bouleversé, j'ai trouvé une grosse poignée d'œuvres réellement stimulantes, libres, ambitieuses – Adieu au langage de Godard, Timbuktu d'Abderrahmane Sissako, Les combattants de Thomas Cailley, Saint Laurent de Bertrand Bonello, L'institutrice de Nadav Lapid... - qui, chacune dans leur genre, portaient une vision du cinéma plus haute ou plus fraîche, et surtout plus enthousiaste que la grande majorité de ce que j'ai pu voir l'année dernière.

Sur le plan artistique, mais aussi en termes économiques, comment imaginez-vous le cinéma de demain ?
J'imagine qu'inéluctablement, il sera très différent de celui que j'ai connu enfant. Le format et la texture des images, les lieux de diffusion, le mode d'accès aux films... tout sera différent et l'est déjà pour beaucoup. Mais j'espère que l'essentiel subsistera malgré ces mutations et que, même si ce que définit le mot "cinéma" en termes techniques n'a plus rien à voir, la notion plus abstraite de "cinéma" perdure. Cette question du devenir du cinéma, nous nous la posons beaucoup. C'est pourquoi, dans L'Annuel, nous avons fait ce questionnaire où on demandait à quelques observateurs: "Qu'est-ce qui vous rend encore confiant dans l'avenir du cinéma ?". C'était une amorce. Il y aura certainement beaucoup de suites avant que l'on commence à avoir une vision un peu nette des choses.

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