Propos recueillis par Martin
Plaisir: depuis le premier message, c'est à mes yeux le maître mot de ce blog. Plaisir de voir tous ces films, bien sûr, plaisir également de vous les présenter. Mais parce que je n'ai jamais pensé détenir seul la science infuse, et parce que j'ai jugé intéressant d'entendre la vérité des artistes, j'ai un beau jour eu l'envie de donner la parole à celles et ceux qui FONT le cinéma. Le premier que j'ai sollicité était Jean-Pierre Améris, réalisateur d'un film dont j'ai déjà parlé: Les émotifs anonymes. Il est entré dans le jeu et je l'en remercie. Voici le fruit de notre échange, à la fin du mois de mai dernier. Merci aussi à Anne Hermeline, qui a rendu cette interview possible.
Si je mets à part vos courts-métrages, sauf erreur, cela fait presque vingt ans que vous faites du cinéma. Comment êtes-vous devenu réalisateur et scénariste ? Comment présenteriez-vous votre carrière ?
Tout commence à l'adolescence. Vers 14/15 ans, je me suis pris de passion pour le cinéma. Il faut dire que la salle de cinéma, sans doute à cause de ma timidité, de mon mal-être adolescent, était l'endroit où je me sentais le mieux. C'était un abri, un refuge. J'aimais autant Les dents de la mer, les films fantastiques de Brian de Palma ou John Carpenter que les films plus anciens. C'était un éblouissement de découvrir les oeuvres de John Ford, Ingmar Bergman, Federico Fellini. Je suis devenu un vrai cinéphile, ce que je continue d'être aujourd'hui. En même temps, j'ai toujours eu l'envie de réaliser, de filmer. Adolescent, j'ai commencé à faire des films en super huit puis, à l'âge de 20 ans, mon premier court-métrage professionnel, Le retour de Pierre, suivi de deux autres, La visite et L'hôtel des cimes. Je vivais toujours à Lyon, je travaillais en intérim et tout l'argent que je gagnais servait à financer ces films. À 24 ans, je me suis dit qu'il était peut-être temps de "monter" à Paris, de me rapprocher du monde du cinéma. J'ai alors tenté le concours de l'IDHEC, l'ancêtre de la FEMIS, je l'ai eu et j'ai passé trois ans formidables à apprendre mon métier. Après l'école, j'ai encore réalisé plusieurs courts-métrages, dont Intérim, qui a obtenu le Grand Prix au Festival de Clermont-Ferrand, ce qui m'a donné un peu confiance. Je me suis alors lancé dans l'écriture de mon premier long-métrage, Le bateau de mariage, l'adaptation d'un premier roman de Michel Besnier, que j'ai tourné en 1992. Je vais bientôt avoir 50 ans et je me rends compte que cela fait donc 35 ans que je ne pense qu'à une chose: voir et faire des films. Une véritable obsession !
Vous tournez aussi pour la télévision. Le choix du support est-il à chaque fois possible ? Comment s'opère-t-il ?
Les films que je tourne pour la télévision sont aussi importants et personnels que les films de cinéma. Ce sont simplement des films dont il serait plus difficile de trouver le financement au cinéma ou qui auraient plus de difficulté à être distribués. Ainsi, pour Maman est folle, avec Isabelle Carré, je pensais le faire au cinéma, mais nous n'avons pas trouvé le financement et c'est finalement France 3 qui a accepté le projet. Cela n'a pas été une déception pour moi car, au final, je pense que le film a été davantage vu en passant à la télévision que s'il était sorti en salles. Je viens de tourner pour France 2 une adaptation de La joie de vivre de Zola, un sujet que j'avais en tête depuis vingt ans. Là aussi, je pense qu'il a davantage sa place à la télévision, de par son côté huis-clos, son intimisme. Il faut juste que les sujets se prêtent aux conditions de tournage d'un téléfilm, un temps de tournage moitié moins long que pour un film de cinéma, des moyens moindres, mais qui n'altèrent en rien la qualité du travail effectué. En revanche, un film comme Les émotifs anonymes serait impossible à faire en télévision, en raison du soin apporté aux décors et à la lumière, du nombre de lieux de tournage, de la présence de Benoît Poelvoorde. Pour conclure, disons qu'un téléfilm n'est en rien "un film au rabais" pour moi.
Parlons des Émotifs anonymes. Je crois avoir compris que le sujet vous était très "familier", si je puis m'exprimer ainsi. C'est ce qui vous a donné envie d'en tirer un film ?
C'est mon film le plus directement autobiographique, le plus intime, puisque je souffre moi-même d'hyper-émotivité depuis toujours. J'en ai eu l'idée il y a une dizaine d'années en allant moi-même aux réunions des Émotifs anonymes. En découvrant que j'étais loin d'être le seul à avoir des difficultés dans les relations aux autres, à devoir toujours surmonter la peur, le trac, je me suis rendu à l'évidence qu'il y avait là un sujet qui pouvait concerner beaucoup de gens. C'est ce dont j'ai eu la confirmation dans les nombreuses rencontres avec le public que j'ai faites. Je crois que nous sommes tous, plus ou moins, des émotifs. C'est un film que j'aurais été incapable de faire il y a dix ans, quand le problème était trop handicapant pour moi. Avec l'âge, on arrive à prendre un peu de recul et je me suis senti capable de traiter ce sujet avec une certaine légèreté, en voulant transmettre aux spectateurs quelque chose de positif. Leur montrer que l'on peut surmonter ses peurs.
Sur le scénario, vous avez travaillé avec Philippe Blasband, de nationalité belge, comme votre comédien principal, Benoît Poelvoorde, d'ailleurs. Pensez-vous que, du fait de ce "côté belge", le film ait un ton particulier ? Un humour "différent" ?
L'apport du scénariste Philippe Blasband est très important sur ce film. Durant toutes ces années au cours desquelles je songeais à ce film, j'avais accumulé une énorme matière, des souvenirs personnels, des histoires entendues aux Émotifs anonymes. Il m'a aidé à donner une forme à tout cela, à structurer une histoire. J'avais les personnages en tête, je savais que j'avais envie d'une vraie comédie romantique "à l'américaine", un genre que j'affectionne particulièrement. Je voulais que le film soit drôle car, lorsque vous êtes hyper-émotif, vous vous mettez dans des situations qui sont à la fois dramatiques et burlesques. Il m'a aidé en tout cela et c'est vrai que le film n'est pas départi d'un certain humour belge, souvent teinté d'absurde.
Pour le premier rôle masculin, votre choix s'est donc porté sur Benoît Poelvoorde. Isabelle Carré lui donne la réplique. Pourquoi eux ?
J'avais vraiment écrit le scénario en pensant à ces deux comédiens. J'avais donc déjà tourné Maman est folle avec Isabelle Carré et j'ai la chance d'avoir trouvé en elle un véritable alter ego, quelqu'un en qui je me reconnaissais, avec qui j'ai beaucoup de points communs. Elle est aussi une grande émotive et, pendant l'écriture, je me suis inspiré de son caractère. Par exemple, l'idée qu'Angélique chante une chanson de La mélodie du bonheur avant une situation qui l'angoisse vient d'Isabelle. C'est quelque chose qu'elle fait vraiment dans la vie. Benoît Poelvoorde s'est lui aussi imposé dès l'écriture. D'abord parce que c'est un grand acteur burlesque, c'est-à-dire qu'il est capable de traduire physiquement ses troubles intérieurs, comme autrefois Peter Sellers ou Buster Keaton, qu'il sait s'exprimer avec tout son corps. En même temps, je pressentais qu'il avait toute la fragilité, la force d'émotion que devait avoir le personnage de Jean-René. Les filmer tous les deux a été un grand bonheur, d'autant plus qu'ils ont une grande complicité, un grand respect l'un envers l'autre, ce qu'ils avaient déjà montré dans Entre ses mains d'Anne Fontaine. Je dirais que Benoît entraîne Isabelle vers le comique et qu'elle le pousse à aller vers l'émotion, ce qui crée, au final, une belle étincelle entre eux.
Un mot du reste de la distribution ? Lorella Cravotta apporte notamment une touche Deschiens à votre film. Que dire du reste de ce casting ?
Le film n'est pas naturaliste, c'est pourquoi, pour le reste du casting, je cherchais des comédiens qui possèdent quelque chose d'insolite. C'est le cas de Lorella Cravotta et aussi de Pascal Ternisien, le serveur du restaurant, lui aussi de la troupe des Deschiens, d'ailleurs. Ce sont des acteurs qui savent se passer de dialogues et tout exprimer par leur corps, leur regard, et faire naître le comique avec peu d'effets. Ce n'est pas un hasard si beaucoup d'acteurs des Émotifs anonymes viennent du théâtre comme Jean-Yves Chatelais, le veilleur de nuit, ou Claude Aufaure, qui joue M. Mercier. D'abord, c'est un plaisir de voir des acteurs que l'on ne voit pas trop souvent dans les autres films, et puis ils n'ont pas peur d'aller vers quelque chose de stylisé et de burlesque.
Que diriez-vous du film sur le plan technique ? Quels messages avez-vous voulu faire passer en dehors même du jeu des comédiens ? Les décors, par exemple, rappellent certains univers colorés de Jacques Demy. C'est voulu ?
Sur le plan esthétique, j'ai vraiment tenu à créer un "petit monde", le monde des émotifs. Quand on est hyper-émotif, angoissé par le monde réel, on a tendance à s'inventer un univers à soi, qui vous protège, vous rassure. Je voulais que le spectateur soit dans la tête des personnages, qu'il soit un peu "perdu", sans repères géographiques et temporels. On est dans la subjectivité des personnages qui voient le monde comme un petit théâtre, un peu étrange, sur la scène duquel ils n'osent pas jouer. Je voulais aussi que le film, dans ses décors, ses costumes, sa lumière, rende hommage et trouve sa source dans des comédies américaines des années 40 et 50 que j'ai toujours adorées, comme The shop around the corner de Lubitsch. Tous ces films de studios que j'adorais quand j'étais adolescent, justement parce qu'ils nous font plonger dans un univers dans lequel je me sentais à l'abri. Ce n'est pas pour rien si on pense aussi à Jacques Demy qui avait l'art de créer un monde bien à lui, stylisé, dans lequel on plongeait avec délice.
Le film dure à peu près 80 minutes, un format relativement court, mais qui fonctionne très bien. Cela était-il pour vous un choix que d'adopter une forme "resserrée" ?
J'ai toujours aimé faire des films assez concis. Le plus long est C'est la vie, qui dure 1 heure 50. Il faut dire aussi que Les émotifs anonymes est ma première comédie et que j'ai découvert, ce dont je me doutais bien, combien c'est un art difficile, qui ne supporte pas les redites et les longueurs. Dans sa première version de montage, le film faisait 95 minutes et nous en avons coupé quinze pour éviter justement toute répétition. La difficulté au montage était que le rythme devait être élevé et qu'en même temps, certaines scènes devaient jouer sur la durée pour bien traduire la gêne des personnages. C'est quelque chose que réussissait admirablement Blake Edwards, un cinéaste que j'admire et auquel j'ai beaucoup pensé pour ce film.
Sur l'émotivité, maintenant. Je suppose que vous avez vu que l'Américain Terrence Malick, qui a obtenu la Palme d'or il y a quelques jours, n'est pas allé recevoir son trophée en mains propres. C'est quelque chose que vous comprenez ?
Je le comprends tout à fait, même si, moi, dans la même situation, je serais allé recevoir le trophée ! J'ai un côté très bien élevé qui fait que je déteste me faire remarquer, fût-ce par mon absence, et que je me sens toujours obligé d'affronter ce qui me fait peur et de faire bien ce qu'il y a à faire. C'est mon côté "bon élève" !
Votre propre carrière est jalonnée par quelques prix, y compris cannois, d'ailleurs. Quelle importance leur accordez-vous ? Et la reconnaissance du public, est-elle aussi importante pour vous ?
J'ai obtenu des prix qui ont beaucoup d'importance pour moi, le Grand Prix pour Intérim à Clermont-Ferrand, donc, le Grand Prix de la Semaine de la critique pour Les aveux de l'innocent en 1996 et le Prix de la mise en scène au festival de San Sebastian pour C'est la vie, remis des mains de Claude Chabrol, un réalisateur que j'admire tout particulièrement. C'est à chaque fois un sentiment de reconnaissance pour votre travail qui fait du bien, qui fait plaisir. Mais cela ne calme en rien l'angoisse: tout est toujours à refaire à chaque nouveau film. Même si les prix et les bonnes critiques sont importants, rien ne remplace le retour des spectateurs. Pour Les émotifs anonymes, par exemple, j'ai eu beaucoup de lettres de spectateurs me remerciant car le film leur avait donné du courage, les avait déculpabilisés d'être trop émotifs. Ça, que le film compte dans la vie de certains spectateurs, c'est la plus belle récompense.
Que dire maintenant de vos projets ? J'ai notamment entendu parler d'une adaptation cinéma de L'homme qui rit, de Victor Hugo. Vous ne seriez pas le premier à reprendre cette histoire. En quoi vous a-t-elle intéressé ?
J'ai lu L'homme qui rit à l'adolescence et j'ai toujours rêvé d'en faire un film. C'est l'histoire d'un "monstre" et j'ai toujours été particulièrement ému par les histoires de monstres, que ce soit Elephant man de David Lynch ou Edward aux mains d'argent de Tim Burton. Je me suis toujours identifié à ces personnages et L'homme qui rit me permet de parler à mon tour de la différence physique, du regard de l'autre, tous ces thèmes qui sont déjà en germe dans mes précédents films. De plus, le roman de Victor Hugo, assez méconnu, est d'une actualité incroyable sur des thèmes comme la célébrité, la pauvreté ou les classes sociales. Même s'il y a eu une version américaine très belle de Paul Leni en 1928, un film muet, puis un feuilleton télé français dans les années 60, il me semble qu'il y a là une histoire qui mérite d'être racontée aux spectateurs d'aujourd'hui. Je crois que c'est notamment une histoire très romantique qui peut toucher les adolescents d'aujourd'hui.
Florence Pernel, qu jouait dans votre premier film, est aujourd'hui Cécilia Sarkozy dans La conquête, de Xavier Durringer. Pourriez-vous écrire et/ou tourner un film aussi "réel" ?
D'abord, je suis très heureux que Florence Pernel, qui est une merveilleuse actrice, retrouve une occasion de montrer son talent dans un film de cinéma, après avoir longtemps été cataloguée comme "actrice de télévision". En revanche, je crois que je ne saurais pas faire un tel film, où il s'agit de reproduire des personnages réels. Je préfère réinventer le réel à ma manière, ainsi que j'ai pu le faire dans des films comme Les aveux de l'innocent ou C'est la vie.
Une question sur vos goûts. Même si c'est sans doute difficile, si vous aviez quelques films à conseiller, quels seraient-ils ?
Je trouve qu'il y a toujours beaucoup de beaux films. Pour ces derniers mois, j'ai adoré Le discours d'un roi (un grand émotif !), Black swan, Animal kingdom et, tout récemment, Le gamin au vélo, qui m'a transporté.
Dans le même ordre d'esprit, espérez-vous que le cinéma ou la télévision vous offre une rencontre jamais faite jusqu'à présent ?
Mon souhait le plus cher est de tourner L'homme qui rit, avec Gérard Depardieu, avec lequel j'ai toujours rêvé de travailler.
Vous aurez donc 50 ans cette année. Est-ce que vous imaginez que ça puisse influencer d'une quelconque façon votre regard ?
J'ai du mal à réaliser que je vais avoir 50 ans ! Intérieurement, je me sens encore très proche de l'adolescent que j'étais. D'une façon générale, je me sens toujours un "débutant", quelqu'un qui a tout à apprendre et tout à faire dans son métier. Je suis toujours un peu surpris quand on me fait remarquer que je commence à avoir fait pas mal de films, que l'on me présente comme un "homme d'expérience". Je préfère garder ce regard de "débutant" sur la vie et sur mon métier, cette fraîcheur. Je refuse toute idée de savoir-faire. Chaque film est un recommencement: tout est à réapprendre à chaque fois. C'est sûrement pour cela que de grands cinéastes comme Alain Resnais ou Manoel de Oliveira restent d'éternels jeunes hommes et réinventent leur cinéma à chacune de leurs oeuvres.
Si je mets à part vos courts-métrages, sauf erreur, cela fait presque vingt ans que vous faites du cinéma. Comment êtes-vous devenu réalisateur et scénariste ? Comment présenteriez-vous votre carrière ?
Tout commence à l'adolescence. Vers 14/15 ans, je me suis pris de passion pour le cinéma. Il faut dire que la salle de cinéma, sans doute à cause de ma timidité, de mon mal-être adolescent, était l'endroit où je me sentais le mieux. C'était un abri, un refuge. J'aimais autant Les dents de la mer, les films fantastiques de Brian de Palma ou John Carpenter que les films plus anciens. C'était un éblouissement de découvrir les oeuvres de John Ford, Ingmar Bergman, Federico Fellini. Je suis devenu un vrai cinéphile, ce que je continue d'être aujourd'hui. En même temps, j'ai toujours eu l'envie de réaliser, de filmer. Adolescent, j'ai commencé à faire des films en super huit puis, à l'âge de 20 ans, mon premier court-métrage professionnel, Le retour de Pierre, suivi de deux autres, La visite et L'hôtel des cimes. Je vivais toujours à Lyon, je travaillais en intérim et tout l'argent que je gagnais servait à financer ces films. À 24 ans, je me suis dit qu'il était peut-être temps de "monter" à Paris, de me rapprocher du monde du cinéma. J'ai alors tenté le concours de l'IDHEC, l'ancêtre de la FEMIS, je l'ai eu et j'ai passé trois ans formidables à apprendre mon métier. Après l'école, j'ai encore réalisé plusieurs courts-métrages, dont Intérim, qui a obtenu le Grand Prix au Festival de Clermont-Ferrand, ce qui m'a donné un peu confiance. Je me suis alors lancé dans l'écriture de mon premier long-métrage, Le bateau de mariage, l'adaptation d'un premier roman de Michel Besnier, que j'ai tourné en 1992. Je vais bientôt avoir 50 ans et je me rends compte que cela fait donc 35 ans que je ne pense qu'à une chose: voir et faire des films. Une véritable obsession !
Vous tournez aussi pour la télévision. Le choix du support est-il à chaque fois possible ? Comment s'opère-t-il ?
Les films que je tourne pour la télévision sont aussi importants et personnels que les films de cinéma. Ce sont simplement des films dont il serait plus difficile de trouver le financement au cinéma ou qui auraient plus de difficulté à être distribués. Ainsi, pour Maman est folle, avec Isabelle Carré, je pensais le faire au cinéma, mais nous n'avons pas trouvé le financement et c'est finalement France 3 qui a accepté le projet. Cela n'a pas été une déception pour moi car, au final, je pense que le film a été davantage vu en passant à la télévision que s'il était sorti en salles. Je viens de tourner pour France 2 une adaptation de La joie de vivre de Zola, un sujet que j'avais en tête depuis vingt ans. Là aussi, je pense qu'il a davantage sa place à la télévision, de par son côté huis-clos, son intimisme. Il faut juste que les sujets se prêtent aux conditions de tournage d'un téléfilm, un temps de tournage moitié moins long que pour un film de cinéma, des moyens moindres, mais qui n'altèrent en rien la qualité du travail effectué. En revanche, un film comme Les émotifs anonymes serait impossible à faire en télévision, en raison du soin apporté aux décors et à la lumière, du nombre de lieux de tournage, de la présence de Benoît Poelvoorde. Pour conclure, disons qu'un téléfilm n'est en rien "un film au rabais" pour moi.
Parlons des Émotifs anonymes. Je crois avoir compris que le sujet vous était très "familier", si je puis m'exprimer ainsi. C'est ce qui vous a donné envie d'en tirer un film ?
C'est mon film le plus directement autobiographique, le plus intime, puisque je souffre moi-même d'hyper-émotivité depuis toujours. J'en ai eu l'idée il y a une dizaine d'années en allant moi-même aux réunions des Émotifs anonymes. En découvrant que j'étais loin d'être le seul à avoir des difficultés dans les relations aux autres, à devoir toujours surmonter la peur, le trac, je me suis rendu à l'évidence qu'il y avait là un sujet qui pouvait concerner beaucoup de gens. C'est ce dont j'ai eu la confirmation dans les nombreuses rencontres avec le public que j'ai faites. Je crois que nous sommes tous, plus ou moins, des émotifs. C'est un film que j'aurais été incapable de faire il y a dix ans, quand le problème était trop handicapant pour moi. Avec l'âge, on arrive à prendre un peu de recul et je me suis senti capable de traiter ce sujet avec une certaine légèreté, en voulant transmettre aux spectateurs quelque chose de positif. Leur montrer que l'on peut surmonter ses peurs.
Sur le scénario, vous avez travaillé avec Philippe Blasband, de nationalité belge, comme votre comédien principal, Benoît Poelvoorde, d'ailleurs. Pensez-vous que, du fait de ce "côté belge", le film ait un ton particulier ? Un humour "différent" ?
L'apport du scénariste Philippe Blasband est très important sur ce film. Durant toutes ces années au cours desquelles je songeais à ce film, j'avais accumulé une énorme matière, des souvenirs personnels, des histoires entendues aux Émotifs anonymes. Il m'a aidé à donner une forme à tout cela, à structurer une histoire. J'avais les personnages en tête, je savais que j'avais envie d'une vraie comédie romantique "à l'américaine", un genre que j'affectionne particulièrement. Je voulais que le film soit drôle car, lorsque vous êtes hyper-émotif, vous vous mettez dans des situations qui sont à la fois dramatiques et burlesques. Il m'a aidé en tout cela et c'est vrai que le film n'est pas départi d'un certain humour belge, souvent teinté d'absurde.
Pour le premier rôle masculin, votre choix s'est donc porté sur Benoît Poelvoorde. Isabelle Carré lui donne la réplique. Pourquoi eux ?
J'avais vraiment écrit le scénario en pensant à ces deux comédiens. J'avais donc déjà tourné Maman est folle avec Isabelle Carré et j'ai la chance d'avoir trouvé en elle un véritable alter ego, quelqu'un en qui je me reconnaissais, avec qui j'ai beaucoup de points communs. Elle est aussi une grande émotive et, pendant l'écriture, je me suis inspiré de son caractère. Par exemple, l'idée qu'Angélique chante une chanson de La mélodie du bonheur avant une situation qui l'angoisse vient d'Isabelle. C'est quelque chose qu'elle fait vraiment dans la vie. Benoît Poelvoorde s'est lui aussi imposé dès l'écriture. D'abord parce que c'est un grand acteur burlesque, c'est-à-dire qu'il est capable de traduire physiquement ses troubles intérieurs, comme autrefois Peter Sellers ou Buster Keaton, qu'il sait s'exprimer avec tout son corps. En même temps, je pressentais qu'il avait toute la fragilité, la force d'émotion que devait avoir le personnage de Jean-René. Les filmer tous les deux a été un grand bonheur, d'autant plus qu'ils ont une grande complicité, un grand respect l'un envers l'autre, ce qu'ils avaient déjà montré dans Entre ses mains d'Anne Fontaine. Je dirais que Benoît entraîne Isabelle vers le comique et qu'elle le pousse à aller vers l'émotion, ce qui crée, au final, une belle étincelle entre eux.
Un mot du reste de la distribution ? Lorella Cravotta apporte notamment une touche Deschiens à votre film. Que dire du reste de ce casting ?
Le film n'est pas naturaliste, c'est pourquoi, pour le reste du casting, je cherchais des comédiens qui possèdent quelque chose d'insolite. C'est le cas de Lorella Cravotta et aussi de Pascal Ternisien, le serveur du restaurant, lui aussi de la troupe des Deschiens, d'ailleurs. Ce sont des acteurs qui savent se passer de dialogues et tout exprimer par leur corps, leur regard, et faire naître le comique avec peu d'effets. Ce n'est pas un hasard si beaucoup d'acteurs des Émotifs anonymes viennent du théâtre comme Jean-Yves Chatelais, le veilleur de nuit, ou Claude Aufaure, qui joue M. Mercier. D'abord, c'est un plaisir de voir des acteurs que l'on ne voit pas trop souvent dans les autres films, et puis ils n'ont pas peur d'aller vers quelque chose de stylisé et de burlesque.
Que diriez-vous du film sur le plan technique ? Quels messages avez-vous voulu faire passer en dehors même du jeu des comédiens ? Les décors, par exemple, rappellent certains univers colorés de Jacques Demy. C'est voulu ?
Sur le plan esthétique, j'ai vraiment tenu à créer un "petit monde", le monde des émotifs. Quand on est hyper-émotif, angoissé par le monde réel, on a tendance à s'inventer un univers à soi, qui vous protège, vous rassure. Je voulais que le spectateur soit dans la tête des personnages, qu'il soit un peu "perdu", sans repères géographiques et temporels. On est dans la subjectivité des personnages qui voient le monde comme un petit théâtre, un peu étrange, sur la scène duquel ils n'osent pas jouer. Je voulais aussi que le film, dans ses décors, ses costumes, sa lumière, rende hommage et trouve sa source dans des comédies américaines des années 40 et 50 que j'ai toujours adorées, comme The shop around the corner de Lubitsch. Tous ces films de studios que j'adorais quand j'étais adolescent, justement parce qu'ils nous font plonger dans un univers dans lequel je me sentais à l'abri. Ce n'est pas pour rien si on pense aussi à Jacques Demy qui avait l'art de créer un monde bien à lui, stylisé, dans lequel on plongeait avec délice.
Le film dure à peu près 80 minutes, un format relativement court, mais qui fonctionne très bien. Cela était-il pour vous un choix que d'adopter une forme "resserrée" ?
J'ai toujours aimé faire des films assez concis. Le plus long est C'est la vie, qui dure 1 heure 50. Il faut dire aussi que Les émotifs anonymes est ma première comédie et que j'ai découvert, ce dont je me doutais bien, combien c'est un art difficile, qui ne supporte pas les redites et les longueurs. Dans sa première version de montage, le film faisait 95 minutes et nous en avons coupé quinze pour éviter justement toute répétition. La difficulté au montage était que le rythme devait être élevé et qu'en même temps, certaines scènes devaient jouer sur la durée pour bien traduire la gêne des personnages. C'est quelque chose que réussissait admirablement Blake Edwards, un cinéaste que j'admire et auquel j'ai beaucoup pensé pour ce film.
Sur l'émotivité, maintenant. Je suppose que vous avez vu que l'Américain Terrence Malick, qui a obtenu la Palme d'or il y a quelques jours, n'est pas allé recevoir son trophée en mains propres. C'est quelque chose que vous comprenez ?
Je le comprends tout à fait, même si, moi, dans la même situation, je serais allé recevoir le trophée ! J'ai un côté très bien élevé qui fait que je déteste me faire remarquer, fût-ce par mon absence, et que je me sens toujours obligé d'affronter ce qui me fait peur et de faire bien ce qu'il y a à faire. C'est mon côté "bon élève" !
Votre propre carrière est jalonnée par quelques prix, y compris cannois, d'ailleurs. Quelle importance leur accordez-vous ? Et la reconnaissance du public, est-elle aussi importante pour vous ?
J'ai obtenu des prix qui ont beaucoup d'importance pour moi, le Grand Prix pour Intérim à Clermont-Ferrand, donc, le Grand Prix de la Semaine de la critique pour Les aveux de l'innocent en 1996 et le Prix de la mise en scène au festival de San Sebastian pour C'est la vie, remis des mains de Claude Chabrol, un réalisateur que j'admire tout particulièrement. C'est à chaque fois un sentiment de reconnaissance pour votre travail qui fait du bien, qui fait plaisir. Mais cela ne calme en rien l'angoisse: tout est toujours à refaire à chaque nouveau film. Même si les prix et les bonnes critiques sont importants, rien ne remplace le retour des spectateurs. Pour Les émotifs anonymes, par exemple, j'ai eu beaucoup de lettres de spectateurs me remerciant car le film leur avait donné du courage, les avait déculpabilisés d'être trop émotifs. Ça, que le film compte dans la vie de certains spectateurs, c'est la plus belle récompense.
Que dire maintenant de vos projets ? J'ai notamment entendu parler d'une adaptation cinéma de L'homme qui rit, de Victor Hugo. Vous ne seriez pas le premier à reprendre cette histoire. En quoi vous a-t-elle intéressé ?
J'ai lu L'homme qui rit à l'adolescence et j'ai toujours rêvé d'en faire un film. C'est l'histoire d'un "monstre" et j'ai toujours été particulièrement ému par les histoires de monstres, que ce soit Elephant man de David Lynch ou Edward aux mains d'argent de Tim Burton. Je me suis toujours identifié à ces personnages et L'homme qui rit me permet de parler à mon tour de la différence physique, du regard de l'autre, tous ces thèmes qui sont déjà en germe dans mes précédents films. De plus, le roman de Victor Hugo, assez méconnu, est d'une actualité incroyable sur des thèmes comme la célébrité, la pauvreté ou les classes sociales. Même s'il y a eu une version américaine très belle de Paul Leni en 1928, un film muet, puis un feuilleton télé français dans les années 60, il me semble qu'il y a là une histoire qui mérite d'être racontée aux spectateurs d'aujourd'hui. Je crois que c'est notamment une histoire très romantique qui peut toucher les adolescents d'aujourd'hui.
Florence Pernel, qu jouait dans votre premier film, est aujourd'hui Cécilia Sarkozy dans La conquête, de Xavier Durringer. Pourriez-vous écrire et/ou tourner un film aussi "réel" ?
D'abord, je suis très heureux que Florence Pernel, qui est une merveilleuse actrice, retrouve une occasion de montrer son talent dans un film de cinéma, après avoir longtemps été cataloguée comme "actrice de télévision". En revanche, je crois que je ne saurais pas faire un tel film, où il s'agit de reproduire des personnages réels. Je préfère réinventer le réel à ma manière, ainsi que j'ai pu le faire dans des films comme Les aveux de l'innocent ou C'est la vie.
Une question sur vos goûts. Même si c'est sans doute difficile, si vous aviez quelques films à conseiller, quels seraient-ils ?
Je trouve qu'il y a toujours beaucoup de beaux films. Pour ces derniers mois, j'ai adoré Le discours d'un roi (un grand émotif !), Black swan, Animal kingdom et, tout récemment, Le gamin au vélo, qui m'a transporté.
Dans le même ordre d'esprit, espérez-vous que le cinéma ou la télévision vous offre une rencontre jamais faite jusqu'à présent ?
Mon souhait le plus cher est de tourner L'homme qui rit, avec Gérard Depardieu, avec lequel j'ai toujours rêvé de travailler.
Vous aurez donc 50 ans cette année. Est-ce que vous imaginez que ça puisse influencer d'une quelconque façon votre regard ?
J'ai du mal à réaliser que je vais avoir 50 ans ! Intérieurement, je me sens encore très proche de l'adolescent que j'étais. D'une façon générale, je me sens toujours un "débutant", quelqu'un qui a tout à apprendre et tout à faire dans son métier. Je suis toujours un peu surpris quand on me fait remarquer que je commence à avoir fait pas mal de films, que l'on me présente comme un "homme d'expérience". Je préfère garder ce regard de "débutant" sur la vie et sur mon métier, cette fraîcheur. Je refuse toute idée de savoir-faire. Chaque film est un recommencement: tout est à réapprendre à chaque fois. C'est sûrement pour cela que de grands cinéastes comme Alain Resnais ou Manoel de Oliveira restent d'éternels jeunes hommes et réinventent leur cinéma à chacune de leurs oeuvres.
1 commentaire:
Sympa le Jean-Pierre ! C'est cool d'avoir pu dialoguer ainsi avec lui !
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