Une chronique de Martin
Chaque fois qu'une occasion m'est donnée d'évoquer ma passion toujours croissante pour le cinéma, je souligne combien il peut être plaisant de se plonger dans son histoire et d'y retrouver des oeuvres devenues mythiques qu'on aurait, faute de temps ou d'information, trop longtemps négligées. C'est ce que j'ai vécu il y a quelques jours avec Tabou, un très vieux film dont j'avais manqué une projection événementielle et que j'ai pu "rattraper" un après-midi de détente.
Pour tout vous dire, Tabou m'attirait pour plusieurs raisons. Du fait de ses 80 ans, d'abord, et pour la perspective d'admirer un beau film en noir et blanc, ce que j'apprécie de faire à une certaine fréquence. Il n'est pas dans mon idée de débattre aujourd'hui de l'apport véritable de la couleur au septième art, mais je crois bon d'affirmer qu'elle ne fait pas tout - et également que son absence n'est pas nécessairement un handicap rédhibitoire pour le plaisir à prendre devant une oeuvre de cinéma. Celle que je vous présente aujourd'hui a une autre caractéristique: elle est muette (et musicale). J'indique d'ailleurs que, si vous pensez l'avoir relevé, vous ne vous trompez pas: c'est la première fois que j'évoque ici une histoire sans paroles. Je n'ai toutefois pas encore franchi l'étape ultime: celle du film dépourvu du moindre texte. En effet, quelques lignes écrites interrompent le travail présenté aujourd'hui, ce qui peut sûrement clarifier l'intrigue, même si je pense qu'elle serait encore explicite sans ces cartons explicatifs. Pour l'introduire, je peux à présent dire que le scénario s'intéresse à un amour naissant, celui qui unit Matahi et Reri. Cette "histoire des mers du Sud", ainsi qu'elle est d'emblée désignée par le réalisateur lui-même, se déroule dans une Polynésie encore sauvage, au coeur des populations autochtones. Le malheur s'abat sur les amoureux quand la jeune femme est nommée prêtresse et que, de ce fait, elle devient inaccessible et intouchable.
Bien évidemment, 80 ans plus tard, le cinéma a déjà su réinventer mille et une fois le récit de la passion contrariée, de l'amour interdit. Il existait avant lui dans la littérature et dans la réalité des hommes, depuis que le monde est monde. Ce seul constat de simple évidence ne m'empêchera pas de vous dire que j'ai beaucoup aimé Tabou. C'est très facile: j'y ai trouvé, je crois, l'essentiel de ce que j'étais venu y chercher. Qu'on le veuille ou non, cette thématique universelle garde quelque chose de bouleversant. De pouvoir l'apprécier en noir et blanc, à une époque et dans une civilisation où la contrainte sociale pèse particulièrement lourd, m'a transporté, emmené ailleurs. Né de la collaboration d'un cinéaste et d'un documentariste, le film s'aborde comme une fiction aux allures de reportage: il paraît étonnamment crédible. Le fait que l'essentiel de la distribution repose sur des comédiens amateurs ajoute encore à ce sentiment d'authenticité. On notera que Robert Flaherty, le co-réalisateur, abandonna le projet en cours de route. Cela dit, qu'importe aujourd'hui qu'il dépeigne ou non une réalité: le long-métrage dépasse évidemment la démarche illustrative. La caméra donne avant tout à voir de belles choses et, en dépit de la noirceur même du propos et du style adopté, on sent bien la chaleur du soleil, le bleu de la mer, toutes les couleurs nuancées des sentiments humains.
Tabou brille aussi du contraste entre la simplicité d'hommes vivant dans l'état de nature et la vilénie d'autres, soi-disant moins sauvages ou plus "développés". Oeuvre naturaliste d'une grande beauté, il n'est pourtant pas le premier film qui vient à l'esprit quand son auteur surgit dans la conversation. Beaucoup le jugent bien moins fascinant que les autres créations du même réalisateur, ce qui me donne envie de prolonger mon exploration. D'ici là, pour reparler de l'aspect muet, je ne peux éviter de noter qu'à l'époque du tournage, le parlant existait déjà - depuis seulement quatre ans, il est vrai. Est-ce alors un choix artistique délibéré de s'être passé de cette technologie ? Peut-être. Franchement, après l'une de mes premières expériences en la matière, je suis prêt à poursuivre: à aucun moment, le dialogue ne m'a manqué. Il est saisissant de voir à quel point les acteurs parviennent à éviter l'écueil d'un jeu outrancier. Dans les sourires comme dans les larmes, leur gestuelle et leur expressivité compensent largement ce handicap qui n'en est pas un. Et si le fruit de leur travail peut paraître daté, et pour cause, il n'en reste pas moins vrai que l'oeuvre créée est un véritable voyage. Pour reprendre une expression tout à fait moderne, on s'y croirait. Preuve également qu'il n'y a pas forcément besoin d'effets spéciaux et d'outils numériques pour concevoir du bon cinéma. Toujours bien de le dire.
Tabou
Film américain de Friedrich Wilhelm Murnau (1931)
Ainsi que je le disais plus haut, l'histoire éternelle de la passion interdite n'a rien d'original en soi. Situé à mi-chemin entre la lumière de l'amour et la nuit qu'imposent les contraintes sociales, le propos du réalisateur allemand m'a touché et me paraît transposable à bien des situations contemporaines. Pour faire contrepoint à cette oeuvre classique, il peut être tentant de se tourner vers le Roméo + Juliette de Baz Luhrmann, relecture moderne du texte de Shakespeare sortie... 65 ans plus tard. Dans un autre genre, si vous aimez également les histoires qui s'appuient sur le mode de vie particulier de civilisations proches de la nature, je vous conseille La forêt d'émeraude, qui vous conduira au coeur de l'Amazonie. Bon envol !
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