J'aime beaucoup ce que je connais du cinéma de Benoît Mariage. C'est, avec la présence de Benoît Poelvoorde au générique, ce qui m'a incité à aller voir Les rayures du zèbre. Animé par la volonté persistante de mieux connaître le cinéma belge, je me suis dit également que ce serait sympa d'interviewer le réalisateur namurois. Contacté chez lui, il a accepté ma proposition. Et voilà le résultat...
Votre film s'inspire d'une réalité de l'Afrique contemporaine. Comment la qualifiiez-vous, cette réalité ?
Au départ, je ne la qualifiais pas, parce que je ne la connaissais pas. Quand je m'y suis intéressé, j'ai rencontré un agent de joueurs belge, Serge Trimpont, à Abidjan. Il m'a proposé de le suivre dans son travail. J'avais quelques craintes, basées sur le préjugé d'un esclavagisme moderne. J'ai finalement trouvé que les choses étaient beaucoup plus ambiguës et plus complexes. On vit dans le monde de l'argent dans tous les domaines: quand on sait que nos smartphones sont faits en Chine pour des salaires de misère, on se rend compte que l'exploitation de l'homme par l'homme n'est pas un problème propre au football. Elle fait hélas partie du monde contemporain.
Vous parliez d'ambiguïté...
Pour tous ces Africains d'une quinzaine d'années, l'avenir s'annonce plutôt sombre. Les seules icônes auxquels ils peuvent s'identifier sont les Didier Drogba et consorts. Nous, on peut déjà imaginer les salaires de ces joueurs et ils sont énormes. Pour un Africain, ce sont des sommes astronomiques: beaucoup de gamins pensent trouver sur les terrains de football une meilleure solution pour eux et leur famille. C'est en cela que tout devient ambiguïté: les mères de famille retirent leurs enfants de l'école parce que le foot est leur unique planche de salut. Or, l'Eldorado, il sera peut-être pour un gamin sur mille...
De ce terrible constat, vous êtes parvenu à tirer une comédie. C'est quelque chose que vous revendiquez...
Oui. Parler de choses graves avec humour, c'est peut-être aussi ma façon d'aborder la vie, même en dehors du cinéma. Sur ce sujet, il y a déjà eu plein de documentaires d'investigation qui montraient des situations bien plus oppressantes et difficiles que celle que je décris dans le film. Je n'ai pas l'âme d'un journaliste, mais plutôt celle d'un bouffon: j'écris avec mes armes, mes atouts et mes limites. J'ai donc essayé de faire une comédie, mais, comme pour toutes mes comédies, avec un petit côté dramatique, à l'italienne. Faire mourir un protagoniste aux deux tiers du film, ce n'est peut-être pas très conseillé dans les manuels de scénario...
Le film est vide de tout sentiment de culpabilité de votre part. Vous ne vous considérez donc pas comme un "méchant" Européen venu réparer le mal causé à l'Afrique...
Non. Si j'avais eu un sentiment de culpabilité, je n'aurais pas été aussi frontal et parfois politiquement incorrect. C'est peut-être le problème: quand on parle de l'Afrique, le propos est souvent teinté d'une culpabilité diffuse et profonde d'avoir été le colonisateur et l'exploiteur, mais c'est quelque chose que je ne ressens pas. J'ai pu dès lors être aussi bien avec les Noirs qu'avec les Blancs, en me disant que la cupidité peut se trouver dans l'âme européenne et, tout autant, dans l'âme africaine. Là-dessus, je n'ai pas eu de souci du tout.
L'humour est une notion relative. Comment le film a-t-il été perçu dans les différents pays et d'abord chez vous, en Belgique ?
Le film a cartonné en Belgique ! Jamais on ne m'a dit qu'il était raciste. C'est en France que j'ai eu quelques remarques: en référence à une scène du film, on a pu me dire par exemple: "Moi, je connais des Noirs qui savent conduire une voiture avec une boîte automatique". Il y a également, aux États-Unis, des gens incapables de faire un changement de vitesse ! Peut-être les remarques révèlent-elles davantage la personne qui les fait. Cette notion d'éthique, cela se joue de soi à soi. Je n'ai jamais eu de sentiment d'être en porte-à-faux par rapport à ce film. Si ça met les Européens mal à l'aise, parfois, une autre chose qui est vraie, c'est que ça fait beaucoup rire les Africains. Leur rapport au rire me paraît plus sain. C'est un rire beaucoup plus décomplexé.
Le film a-t-il été vu en Afrique ?
Il le sera au mois d'avril, avec une avant-première à Abidjan.
S'il marche moins bien en France, c'est peut-être lié au passé colonial, non ?
Non, je ne pense pas. Les gens nous connaissent mieux en Belgique. Je ne sais pas... c'est comme ça.
Dans votre film, on voit le club de Charleroi, qui existe réellement et s'appelle vraiment les zèbres. Les joueurs l'ont-ils vu ?
Tout le club était invité à l'avant-première. Je n'ai pas parlé avec tout le monde, mais je pense que ça a fait rire les footballeurs. Ils étaient contents de se voir, aussi. J'ai choisi ce club de milieu de classement du championnat belge de première division, parce qu'il y a beaucoup d'Africains qui y jouent et qu'on ne les connait pas nécessairement. C'est vrai que je n'ai pas pris de club-phare. Je ne voulais pas écrire une success story à l'américaine: Charleroi, c'était juste le bon club pour ça. Et c'est là aussi, à Charleroi, que j'ai tourné Les convoyeurs attendent et Cowboy. Il y aussi un peu de tout ça dans ce choix...
Un mot sur votre distribution ? On commence avec Marc Zinga ?
Le paradoxe, c'est qu'il n'est pas du tout ivoirien ! En allant en Afrique sur les terrains de football, on découvre des lieux très chargés et plein de visages: pour s'en sortir, les gamins y mettent tout leur coeur. Je travaille souvent avec des non-professionnels. J'avais donc le choix: soit je prenais un vrai footballeur à qui j'apprenais à jouer, soit je prenais un vrai bon acteur à qui j'apprenais le football. J'ai choisi la deuxième solution. Marc est un acteur belge d'origine congolaise. Il a fait le conservatoire de Bruxelles. C'est son premier grand rôle au cinéma. Depuis, il a fait le biopic d'Abd Al Malik, joué Patrice Lubumba dans une pièce de théâtre à Lyon... il commence vraiment à émerger. Je l'avais repéré car je suis professeur dans une école de cinéma. L'un de mes élèves était venu avec lui pour faire un court-métrage, il y a six ou sept ans maintenant. Il m'avait déjà tapé dans l'oeil. Il a dû apprendre à jouer au foot pendant plusieurs mois...
La méthode Actors Studio !
Tout à fait ! Marc est un vrai acteur à l'anglo-saxonne. Un bosseur.
Il a des origines congolaises, dites-vous. Ironiquement, je crois bien me souvenir que, dans le film, vous lui faites dire qu'il faut se méfier des Congolais...
Le Congo est une ancienne colonie belge, en fait. Oui, c'est également la réputation des Congolais en Afrique de l'ouest. On est toujours le Congolais d'un autre ! Cela m'amusait: le racisme ou disons une certaine forme de sectarisme n'est pas propre à l'âme blanche. On peut en retrouver dans toutes les cultures.
J'en viens à Benoît Poelvoorde, que vous connaissez bien. Pourtant, ce n'est pas lui que vous aviez choisi, au départ...
Effectivement, j'avais d'abord retenu François Damiens, un ami aussi. On a fait des essais avec Franz, mais le problème est qu'il n'est pas assez vieux. Quand il était avec Marc, ça faisait "pote", pas "père". Je tenais à cette relation paternelle - inconsciente - entre les deux. Avec Ben, ça marchait: il a dix ans de plus qui ont fait la différence.
C'est un peu votre acteur-vedette, également...
J'ai dû insister pour qu'il accepte ce rôle-là. Je crois lui donner des personnages avec toute une palette, du rire aux larmes: je veux jouer toutes les notes de piano. Benoît est un Steinway: il a une gamme très large, que j'essaye d'utiliser au maximum.
Comment avez-vous tourné ? En respectant la progression dramatique ? Ou, au contraire, arrive-t-il à passer ainsi facilement d'un sentiment à l'autre ?
On a tourné le retour en Afrique avant la Belgique: Benoît a donc adopté de nouveaux sentiments du jour au lendemain, alors que nous n'étions pas dans la continuité du film. C'est précisément ce qui m'épate chez lui. C'était formidable ! Il m'a vraiment impressionné. Bien sûr, ce n'est certainement pas à moi de le dire, mais je pense que c'est quand même un très beau rôle...
Vous parliez du côté "amateur" de votre distribution. Il y a aussi dans le film des Africains qui jouent leur propre rôle...
Oui, et par exemple Bibo, le recruteur qui porte le maillot d'Arsenal. C'est avec son club qu'on a travaillé. Il y a aussi le chauffeur, Franck, qui a le même rôle et s'appelle d'ailleurs bien Franck dans la vraie vie, et Nadia, qui joue la copine de Tom Audenaert, cette petite Africaine qui vient en Belgique ensuite, qu'on a trouvée dans une boîte de nuit. On a fait des castings africains pour les petits rôles comme celui du ministre, pendant des journées entières, en voyant des centaines de personnes, en organisant avec eux des ateliers de jeu. C'était en fait pour moi la partie la plus intéressante du film, un grand moment. Tout était à faire. Le pays sortait juste d'une guerre civile. En Côte d'Ivoire, il n'y a pratiquement pas de cinéma.
Tous ces gens ont-ils apporté quelque chose à leurs rôles ?
Oui. Ils ont toujours apporté la vérité de leurs personnages. Une sorte d'ancrage naturaliste au film. On n'est pas dans une simple comédie codée, où tout le monde joue. Il y a quelque chose qui se rapproche du documentaire. L'Afrique n'est pas une toile de fond anecdotique. Avec sa véracité, elle fait partie de la narration et de la dramaturgie.
Autre aspect marquant du film: tout le monde y parle français...
Oui, chacun avec une langue qu'il se réapproprie. Les Ivoiriens d'abord, le Belge comme un vieux Bruxellois, le Kosovar avec l'accent des Balkans... la symphonie d'une francophonie métissée. J'ai toujours aimé Western, le film de Manuel Poirier, avec Sacha Bourdo et Sergi Lopez. Ces deux non-Français pérégrinent en France, l'un parlant français avec l'accent russe, l'autre avec l'accent espagnol. Je trouve que la poésie de ce film tient beaucoup à cette réappropriation de la langue française. C'était resté dans un coin de ma tête...
Un mot sur la technique: vous avez un nouveau directeur photo sur ce film. Et c'est encore un Benoît...
Oui, Benoît Dervaux, qui est l'habituel cadreur des frères Dardenne. Je l'ai justement choisi pour retrouver cette manière de filmer naturaliste. Par ailleurs, c'est mon collègue de travail: il enseigne dans la même école que moi.
Et qu'en est-il des autres techniciens ?
Cette fois-ci, j'en ai pris beaucoup de nouveaux. Toute la filière son était faite en Suisse, par exemple, pour des raisons de coproduction. J'ai pris un nouveau chef décorateur, également. Je me suis mis un peu en danger, en fait. J'avais presque gardé les mêmes techniciens pour mes trois premiers films et m'étais dit qu'à la fin, je n'étais plus forcément surpris ou surprenant pour eux. Je voulais quelque chose de nouveau...
C'est aussi parce que vous changiez de continent, peut-être ?
Non. Je voulais juste une autre approche.
Il y a toutefois beaucoup de musique africaine dans le film...
Oui, mais je ne l'ai pas faite seul: je ne suis pas un grand spécialiste. Mon producteur est passionné de musique et j'étais entouré par un conseiller musical. On en a testé beaucoup, en pêchant dans le patrimoine de la musique ivoirienne contemporaine. On voulait mettre des sonorités africaines, mais aussi de la musique qui reflète l'âme des personnages et leur évolution. Cette musique-là a été composée par un Français, Emmanuel d'Orlando. Tout a été fait après: je n'avais pas de musique en tête pendant le tournage.
Au final, que retenez-vous de cette aventure africaine ?
Que c'était assez difficile ! On ne tourne pas en Afrique comme on peut le faire en Europe. Nous n'avions pas beaucoup d'argent et devions faire les choses assez vite. Cela dit, le plaisir aura également été de travailler avec une équipe mixte. Ce qu'il y a de plus chouette maintenant, c'est qu'avec les gens qui ont bossé sur le film, mon producteur a créé une structure de production exécutive là-bas. Quelque chose perdure: c'est ce qui me fait le plus plaisir. Au cinéma, en général, on arrive, on fait le film et on repart. Là, des gens ont appris un métier et on sent une grande envie de cinéma en Côte d'Ivoire. Je vais peut-être aller y donner des cours. Je ne vous dis pas que je referai un film africain, mais l'histoire pourrait se poursuivre autrement, à un niveau pédagogique.
Ceux que vous avez rencontrés sont avides de mieux comprendre le cinéma...
Certainement. Nous nous sommes aperçus qu'il y a environ 7 millions d'habitants à Abidjan, dont près de la moitié a moins de vingt ans, mais pratiquement pas de salles de cinéma. Bien que le personnage principal ne soit pas africain, les gens que nous avons rencontrés s'identifient pourtant à ce film. Ils en voient tellement peu: l'Afrique est un vrai continent d'avenir pour le cinéma, tandis que nous avons du mal à choisir que faire ou que voir. Nous, les Européens, sommes au contraire dans une sorte d'obésité culturelle...
Et sinon ? D'autres projets pour la suite ?
Oui, mais je ne veux pas en parler pour l'instant. C'est encore fragile. J'ai pris quelques notes...
Vous avez également une expérience de "non-fiction". Vous avez travaillé pour l'émission Strip-tease, par exemple. Page tournée ?
Oui, parce que je me suis trouvé une passion pour l'écriture. Écrire me plaît presque plus que tourner, alors que, c'est marrant, je viens du documentaire. Je crois également que c'est en tournant des films que je vais me perfectionner. À 52 ans, j'ai l'impression d'être presque au début d'une carrière. Je me contredis un peu: j'ai tourné un documentaire sur Bouli Lanners pour la Cinémathèque, par ailleurs, mais je crois qu'il faut donner toute son énergie à la fiction. J'ai envie en tout cas de consacrer mon énergie à l'écriture d'un nouveau film. Pour le faire du mieux possible...
Et par ailleurs, vous restez toujours enseignant...
Oui, à l'Institut des Arts de Diffusion, une école de cinéma située à Louvain La Neuve. Je fais un atelier d'écriture et de réalisation. On écrit pendant deux mois et ensuite, on réalise des court-métrages. Cela me prend quelques mois sur une année. J'adore faire ça: j'ai plus d'aptitudes à révéler le talent de mes élèves qu'à confirmer le mien.
On retrouve un peu de cette logique pédagogique, de transmission ou d'échange dans vos films...
Oui ? Cela me fait plaisir !
Je lisais dernièrement un article sur vous, où on parlait également de votre père. Il était notaire et, même s'il est fier de vous aujourd'hui, il n'imaginait pas avoir un fils cinéaste...
J'étais un peu censé faire comme lui, au départ. Mon père était orphelin à dix ans. N'ayant plus de parents, il a voulu être notaire, alors qu'il venait plutôt d'un milieu modeste. Comme il a dû "mouiller le maillot" pour en arriver là, il espérait que le fils aîné reprenne l'étude. J'ai fait mon doctorat en droit, mais ça ne m'a pas intéressé. Je lui ai donné mon diplôme, simplement. Je suis venu au cinéma par la photographie: j'ai été photographe de presse pendant un moment. Je ne fais plus beaucoup de photos, désormais. C'est étonnant et marrant: ce qui me plaît le plus aujourd'hui, c'est d'écrire. J'ai fait mon premier court-métrage, Le signaleur, que j'avais déjà 35 ans. Avant, j'imaginais simplement faire un métier lié à l'image...
D'où est venu le déclic pour le cinéma ?
J'ai d'abord vu les limites de Strip-tease. Quand j'observais une réalité, j'en imaginais une autre, au-delà de la réalité apparente. Je mettais beaucoup d'énergie pour aller vers cette vérité-là, mais pour des raisons de respect de la vie des gens, on ne peut pas les emmener là où on pense être la vérité. Dans le documentaire, il y a cette barrière de l'intimité qui nous oblige à nous arrêter avant, sous peine de se mettre en porte-à-faux par rapport au sujet. Cette barrière, je l'ai enfreinte une fois, avec un sujet sur un petit gamin qui fait de la moto, assez spectaculaire d'ailleurs et qui a fait le tour du monde. Je m'en suis voulu, je me suis dit: "Benoît, tu as dépassé la limite". C'est là que j'ai pris la plume pour raconter une vérité en payant des comédiens et en les emmenant là où je voulais les emmener. Les convoyeurs attendent parle du même sujet, mais j'avais retrouvé une autonomie pour aller là où je voulais aller. Débarrassé des problèmes d'ordre moral avec une histoire inventée...
Je me souviens aussi de Cowboy et de ce personnage de journaliste qui se remet en question...
Oui, c'est quelque chose qui m'obsédait. Tout ça m'a fait réfléchir.
Benoît Mariage, Daniel Piron, même combat ?
Oui, voilà.
La période de promotion de votre film est désormais terminée. C'est pour vous l'occasion de prendre un peu de repos ?
Oui. Ce matin, j'ai allumé un feu dans mon poêle à bois. Je réfléchis aussi à des sujets. Je prends le temps. Je lis. J'aime bien cette vie monacale: elle me convient mieux que l'énergie d'un tournage.
Votre film s'inspire d'une réalité de l'Afrique contemporaine. Comment la qualifiiez-vous, cette réalité ?
Au départ, je ne la qualifiais pas, parce que je ne la connaissais pas. Quand je m'y suis intéressé, j'ai rencontré un agent de joueurs belge, Serge Trimpont, à Abidjan. Il m'a proposé de le suivre dans son travail. J'avais quelques craintes, basées sur le préjugé d'un esclavagisme moderne. J'ai finalement trouvé que les choses étaient beaucoup plus ambiguës et plus complexes. On vit dans le monde de l'argent dans tous les domaines: quand on sait que nos smartphones sont faits en Chine pour des salaires de misère, on se rend compte que l'exploitation de l'homme par l'homme n'est pas un problème propre au football. Elle fait hélas partie du monde contemporain.
Vous parliez d'ambiguïté...
Pour tous ces Africains d'une quinzaine d'années, l'avenir s'annonce plutôt sombre. Les seules icônes auxquels ils peuvent s'identifier sont les Didier Drogba et consorts. Nous, on peut déjà imaginer les salaires de ces joueurs et ils sont énormes. Pour un Africain, ce sont des sommes astronomiques: beaucoup de gamins pensent trouver sur les terrains de football une meilleure solution pour eux et leur famille. C'est en cela que tout devient ambiguïté: les mères de famille retirent leurs enfants de l'école parce que le foot est leur unique planche de salut. Or, l'Eldorado, il sera peut-être pour un gamin sur mille...
De ce terrible constat, vous êtes parvenu à tirer une comédie. C'est quelque chose que vous revendiquez...
Oui. Parler de choses graves avec humour, c'est peut-être aussi ma façon d'aborder la vie, même en dehors du cinéma. Sur ce sujet, il y a déjà eu plein de documentaires d'investigation qui montraient des situations bien plus oppressantes et difficiles que celle que je décris dans le film. Je n'ai pas l'âme d'un journaliste, mais plutôt celle d'un bouffon: j'écris avec mes armes, mes atouts et mes limites. J'ai donc essayé de faire une comédie, mais, comme pour toutes mes comédies, avec un petit côté dramatique, à l'italienne. Faire mourir un protagoniste aux deux tiers du film, ce n'est peut-être pas très conseillé dans les manuels de scénario...
Non. Si j'avais eu un sentiment de culpabilité, je n'aurais pas été aussi frontal et parfois politiquement incorrect. C'est peut-être le problème: quand on parle de l'Afrique, le propos est souvent teinté d'une culpabilité diffuse et profonde d'avoir été le colonisateur et l'exploiteur, mais c'est quelque chose que je ne ressens pas. J'ai pu dès lors être aussi bien avec les Noirs qu'avec les Blancs, en me disant que la cupidité peut se trouver dans l'âme européenne et, tout autant, dans l'âme africaine. Là-dessus, je n'ai pas eu de souci du tout.
L'humour est une notion relative. Comment le film a-t-il été perçu dans les différents pays et d'abord chez vous, en Belgique ?
Le film a cartonné en Belgique ! Jamais on ne m'a dit qu'il était raciste. C'est en France que j'ai eu quelques remarques: en référence à une scène du film, on a pu me dire par exemple: "Moi, je connais des Noirs qui savent conduire une voiture avec une boîte automatique". Il y a également, aux États-Unis, des gens incapables de faire un changement de vitesse ! Peut-être les remarques révèlent-elles davantage la personne qui les fait. Cette notion d'éthique, cela se joue de soi à soi. Je n'ai jamais eu de sentiment d'être en porte-à-faux par rapport à ce film. Si ça met les Européens mal à l'aise, parfois, une autre chose qui est vraie, c'est que ça fait beaucoup rire les Africains. Leur rapport au rire me paraît plus sain. C'est un rire beaucoup plus décomplexé.
Le film a-t-il été vu en Afrique ?
Il le sera au mois d'avril, avec une avant-première à Abidjan.
S'il marche moins bien en France, c'est peut-être lié au passé colonial, non ?
Non, je ne pense pas. Les gens nous connaissent mieux en Belgique. Je ne sais pas... c'est comme ça.
Tout le club était invité à l'avant-première. Je n'ai pas parlé avec tout le monde, mais je pense que ça a fait rire les footballeurs. Ils étaient contents de se voir, aussi. J'ai choisi ce club de milieu de classement du championnat belge de première division, parce qu'il y a beaucoup d'Africains qui y jouent et qu'on ne les connait pas nécessairement. C'est vrai que je n'ai pas pris de club-phare. Je ne voulais pas écrire une success story à l'américaine: Charleroi, c'était juste le bon club pour ça. Et c'est là aussi, à Charleroi, que j'ai tourné Les convoyeurs attendent et Cowboy. Il y aussi un peu de tout ça dans ce choix...
Le paradoxe, c'est qu'il n'est pas du tout ivoirien ! En allant en Afrique sur les terrains de football, on découvre des lieux très chargés et plein de visages: pour s'en sortir, les gamins y mettent tout leur coeur. Je travaille souvent avec des non-professionnels. J'avais donc le choix: soit je prenais un vrai footballeur à qui j'apprenais à jouer, soit je prenais un vrai bon acteur à qui j'apprenais le football. J'ai choisi la deuxième solution. Marc est un acteur belge d'origine congolaise. Il a fait le conservatoire de Bruxelles. C'est son premier grand rôle au cinéma. Depuis, il a fait le biopic d'Abd Al Malik, joué Patrice Lubumba dans une pièce de théâtre à Lyon... il commence vraiment à émerger. Je l'avais repéré car je suis professeur dans une école de cinéma. L'un de mes élèves était venu avec lui pour faire un court-métrage, il y a six ou sept ans maintenant. Il m'avait déjà tapé dans l'oeil. Il a dû apprendre à jouer au foot pendant plusieurs mois...
La méthode Actors Studio !
Tout à fait ! Marc est un vrai acteur à l'anglo-saxonne. Un bosseur.
Il a des origines congolaises, dites-vous. Ironiquement, je crois bien me souvenir que, dans le film, vous lui faites dire qu'il faut se méfier des Congolais...
Le Congo est une ancienne colonie belge, en fait. Oui, c'est également la réputation des Congolais en Afrique de l'ouest. On est toujours le Congolais d'un autre ! Cela m'amusait: le racisme ou disons une certaine forme de sectarisme n'est pas propre à l'âme blanche. On peut en retrouver dans toutes les cultures.
Effectivement, j'avais d'abord retenu François Damiens, un ami aussi. On a fait des essais avec Franz, mais le problème est qu'il n'est pas assez vieux. Quand il était avec Marc, ça faisait "pote", pas "père". Je tenais à cette relation paternelle - inconsciente - entre les deux. Avec Ben, ça marchait: il a dix ans de plus qui ont fait la différence.
C'est un peu votre acteur-vedette, également...
J'ai dû insister pour qu'il accepte ce rôle-là. Je crois lui donner des personnages avec toute une palette, du rire aux larmes: je veux jouer toutes les notes de piano. Benoît est un Steinway: il a une gamme très large, que j'essaye d'utiliser au maximum.
Comment avez-vous tourné ? En respectant la progression dramatique ? Ou, au contraire, arrive-t-il à passer ainsi facilement d'un sentiment à l'autre ?
On a tourné le retour en Afrique avant la Belgique: Benoît a donc adopté de nouveaux sentiments du jour au lendemain, alors que nous n'étions pas dans la continuité du film. C'est précisément ce qui m'épate chez lui. C'était formidable ! Il m'a vraiment impressionné. Bien sûr, ce n'est certainement pas à moi de le dire, mais je pense que c'est quand même un très beau rôle...
Oui, et par exemple Bibo, le recruteur qui porte le maillot d'Arsenal. C'est avec son club qu'on a travaillé. Il y a aussi le chauffeur, Franck, qui a le même rôle et s'appelle d'ailleurs bien Franck dans la vraie vie, et Nadia, qui joue la copine de Tom Audenaert, cette petite Africaine qui vient en Belgique ensuite, qu'on a trouvée dans une boîte de nuit. On a fait des castings africains pour les petits rôles comme celui du ministre, pendant des journées entières, en voyant des centaines de personnes, en organisant avec eux des ateliers de jeu. C'était en fait pour moi la partie la plus intéressante du film, un grand moment. Tout était à faire. Le pays sortait juste d'une guerre civile. En Côte d'Ivoire, il n'y a pratiquement pas de cinéma.
Tous ces gens ont-ils apporté quelque chose à leurs rôles ?
Oui. Ils ont toujours apporté la vérité de leurs personnages. Une sorte d'ancrage naturaliste au film. On n'est pas dans une simple comédie codée, où tout le monde joue. Il y a quelque chose qui se rapproche du documentaire. L'Afrique n'est pas une toile de fond anecdotique. Avec sa véracité, elle fait partie de la narration et de la dramaturgie.
Autre aspect marquant du film: tout le monde y parle français...
Oui, chacun avec une langue qu'il se réapproprie. Les Ivoiriens d'abord, le Belge comme un vieux Bruxellois, le Kosovar avec l'accent des Balkans... la symphonie d'une francophonie métissée. J'ai toujours aimé Western, le film de Manuel Poirier, avec Sacha Bourdo et Sergi Lopez. Ces deux non-Français pérégrinent en France, l'un parlant français avec l'accent russe, l'autre avec l'accent espagnol. Je trouve que la poésie de ce film tient beaucoup à cette réappropriation de la langue française. C'était resté dans un coin de ma tête...
Un mot sur la technique: vous avez un nouveau directeur photo sur ce film. Et c'est encore un Benoît...
Oui, Benoît Dervaux, qui est l'habituel cadreur des frères Dardenne. Je l'ai justement choisi pour retrouver cette manière de filmer naturaliste. Par ailleurs, c'est mon collègue de travail: il enseigne dans la même école que moi.
Et qu'en est-il des autres techniciens ?
Cette fois-ci, j'en ai pris beaucoup de nouveaux. Toute la filière son était faite en Suisse, par exemple, pour des raisons de coproduction. J'ai pris un nouveau chef décorateur, également. Je me suis mis un peu en danger, en fait. J'avais presque gardé les mêmes techniciens pour mes trois premiers films et m'étais dit qu'à la fin, je n'étais plus forcément surpris ou surprenant pour eux. Je voulais quelque chose de nouveau...
C'est aussi parce que vous changiez de continent, peut-être ?
Non. Je voulais juste une autre approche.
Oui, mais je ne l'ai pas faite seul: je ne suis pas un grand spécialiste. Mon producteur est passionné de musique et j'étais entouré par un conseiller musical. On en a testé beaucoup, en pêchant dans le patrimoine de la musique ivoirienne contemporaine. On voulait mettre des sonorités africaines, mais aussi de la musique qui reflète l'âme des personnages et leur évolution. Cette musique-là a été composée par un Français, Emmanuel d'Orlando. Tout a été fait après: je n'avais pas de musique en tête pendant le tournage.
Au final, que retenez-vous de cette aventure africaine ?
Que c'était assez difficile ! On ne tourne pas en Afrique comme on peut le faire en Europe. Nous n'avions pas beaucoup d'argent et devions faire les choses assez vite. Cela dit, le plaisir aura également été de travailler avec une équipe mixte. Ce qu'il y a de plus chouette maintenant, c'est qu'avec les gens qui ont bossé sur le film, mon producteur a créé une structure de production exécutive là-bas. Quelque chose perdure: c'est ce qui me fait le plus plaisir. Au cinéma, en général, on arrive, on fait le film et on repart. Là, des gens ont appris un métier et on sent une grande envie de cinéma en Côte d'Ivoire. Je vais peut-être aller y donner des cours. Je ne vous dis pas que je referai un film africain, mais l'histoire pourrait se poursuivre autrement, à un niveau pédagogique.
Ceux que vous avez rencontrés sont avides de mieux comprendre le cinéma...
Certainement. Nous nous sommes aperçus qu'il y a environ 7 millions d'habitants à Abidjan, dont près de la moitié a moins de vingt ans, mais pratiquement pas de salles de cinéma. Bien que le personnage principal ne soit pas africain, les gens que nous avons rencontrés s'identifient pourtant à ce film. Ils en voient tellement peu: l'Afrique est un vrai continent d'avenir pour le cinéma, tandis que nous avons du mal à choisir que faire ou que voir. Nous, les Européens, sommes au contraire dans une sorte d'obésité culturelle...
Et sinon ? D'autres projets pour la suite ?
Oui, mais je ne veux pas en parler pour l'instant. C'est encore fragile. J'ai pris quelques notes...
Oui, parce que je me suis trouvé une passion pour l'écriture. Écrire me plaît presque plus que tourner, alors que, c'est marrant, je viens du documentaire. Je crois également que c'est en tournant des films que je vais me perfectionner. À 52 ans, j'ai l'impression d'être presque au début d'une carrière. Je me contredis un peu: j'ai tourné un documentaire sur Bouli Lanners pour la Cinémathèque, par ailleurs, mais je crois qu'il faut donner toute son énergie à la fiction. J'ai envie en tout cas de consacrer mon énergie à l'écriture d'un nouveau film. Pour le faire du mieux possible...
Et par ailleurs, vous restez toujours enseignant...
Oui, à l'Institut des Arts de Diffusion, une école de cinéma située à Louvain La Neuve. Je fais un atelier d'écriture et de réalisation. On écrit pendant deux mois et ensuite, on réalise des court-métrages. Cela me prend quelques mois sur une année. J'adore faire ça: j'ai plus d'aptitudes à révéler le talent de mes élèves qu'à confirmer le mien.
On retrouve un peu de cette logique pédagogique, de transmission ou d'échange dans vos films...
Oui ? Cela me fait plaisir !
Je lisais dernièrement un article sur vous, où on parlait également de votre père. Il était notaire et, même s'il est fier de vous aujourd'hui, il n'imaginait pas avoir un fils cinéaste...
J'étais un peu censé faire comme lui, au départ. Mon père était orphelin à dix ans. N'ayant plus de parents, il a voulu être notaire, alors qu'il venait plutôt d'un milieu modeste. Comme il a dû "mouiller le maillot" pour en arriver là, il espérait que le fils aîné reprenne l'étude. J'ai fait mon doctorat en droit, mais ça ne m'a pas intéressé. Je lui ai donné mon diplôme, simplement. Je suis venu au cinéma par la photographie: j'ai été photographe de presse pendant un moment. Je ne fais plus beaucoup de photos, désormais. C'est étonnant et marrant: ce qui me plaît le plus aujourd'hui, c'est d'écrire. J'ai fait mon premier court-métrage, Le signaleur, que j'avais déjà 35 ans. Avant, j'imaginais simplement faire un métier lié à l'image...
J'ai d'abord vu les limites de Strip-tease. Quand j'observais une réalité, j'en imaginais une autre, au-delà de la réalité apparente. Je mettais beaucoup d'énergie pour aller vers cette vérité-là, mais pour des raisons de respect de la vie des gens, on ne peut pas les emmener là où on pense être la vérité. Dans le documentaire, il y a cette barrière de l'intimité qui nous oblige à nous arrêter avant, sous peine de se mettre en porte-à-faux par rapport au sujet. Cette barrière, je l'ai enfreinte une fois, avec un sujet sur un petit gamin qui fait de la moto, assez spectaculaire d'ailleurs et qui a fait le tour du monde. Je m'en suis voulu, je me suis dit: "Benoît, tu as dépassé la limite". C'est là que j'ai pris la plume pour raconter une vérité en payant des comédiens et en les emmenant là où je voulais les emmener. Les convoyeurs attendent parle du même sujet, mais j'avais retrouvé une autonomie pour aller là où je voulais aller. Débarrassé des problèmes d'ordre moral avec une histoire inventée...
Je me souviens aussi de Cowboy et de ce personnage de journaliste qui se remet en question...
Oui, c'est quelque chose qui m'obsédait. Tout ça m'a fait réfléchir.
Benoît Mariage, Daniel Piron, même combat ?
Oui, voilà.
La période de promotion de votre film est désormais terminée. C'est pour vous l'occasion de prendre un peu de repos ?
Oui. Ce matin, j'ai allumé un feu dans mon poêle à bois. Je réfléchis aussi à des sujets. Je prends le temps. Je lis. J'aime bien cette vie monacale: elle me convient mieux que l'énergie d'un tournage.
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