mardi 26 avril 2022

Les mots de Khadar

Autant vous le rappeler: La femme du fossoyeur, le très beau film somalien dont je vous ai parlé fin mars, sort sur les écrans demain. C'est vrai qu'il a moins d'éclat qu'un blockbuster lambda: j'ignore tout du nombre de cinémas qui l'accueilleront. Ce qui ne m'empêche pas d'en reparler aujourd'hui, en revenant sur le réalisateur et ses mots...

D'origine somalienne, Khadar Ayderus Ahmed a une petite trentaine d'années et a désormais acquis la nationalité finlandaise. Il vit à Paris depuis quelque temps. La femme du fossoyeur est son premier long comme réalisateur. Coup d'essai, coup de maître: il a reçu l'Étalon d'or du Fespaco, le grand festival panafricain de cinéma et de télévision organisé chaque année à Ougadougou, la capitale du Burkina Faso. Malgré cette consécration, c'est un jeune homme d'une rare modestie que j'ai découvert en marge de la présentation du film. Chapeau bas !

"L'inspiration m'est en fait venue à partir d'une histoire qui est arrivée dans ma famille il y a environ douze ans", racontait-il au public. Comment s'attendre à une telle révélation ? Après la mort d'un frère encore bébé, Khadar dut alors organiser les funérailles en Finlande. C'est à cette occasion qu'un autre de ses frères, plus âgé, lui demanda s'il se souvenait d'à quel point tout cela était plus rapide en Somalie. Khadar explique qu'il fut alors hanté par un personnage de fossoyeur. Lequel devint donc le tout premier personnage de son film en devenir. Dans le même temps, il confirme également que certains Somaliens attendent à la porte des hôpitaux pour récupérer des corps à enterrer. Les cérémonies à la mémoire des défunts n'interviennent qu'après. Est-ce la tradition musulmane ? C'est ce que j'ai compris, en tout cas !

Ce dont je suis sûr à 99%, c'est qu'il n'a pas été si facile pour Khadar d'aller tourner à Djibouti. Le jeune homme nous a toutefois assurés que ce (petit) pays a beaucoup de ressemblances avec la Somalie. Reste qu'il a fallu y faire des repérages importants avant d'y envoyer un staff de tournage totalement européen (finlandais et français). Khadar explique que l'expédition du matériel depuis le Vieux Continent aura également pesé lourd sur un budget d'à peine 1,2 million d'euros. Ensuite, il a fallu faire avec la fatigue et la maladie de techniciens peu habitués à travailler dans un climat aussi chaud ! Le réalisateur tenait absolument à donner de son pays d'origine une vision réaliste. Exemple: il a filmé un village laissé à l'identique et embauché certains de ses acteurs parmi ses habitants, éleveurs d'ovins qui ne viennent en ville que pour céder leurs animaux en échange de nourriture. Miséreux oui, mais dignes: "Je n'ai pas adopté la vision occidentale. Ces gens ne se sentent pas pauvres dès l'instant où ils se soutiennent et ont un toit". Le cinéaste avait les larmes aux yeux en les évoquant.

L'idée du film est justement de parler d'amour, de dignité, d'amitié. Avec, en guise d'interprètes, des acteurs amateurs venus d'horizons divers. Omar Abdi, qui incarne Guled, le fossoyeur, est un vieil ami du réalisateur et travaille habituellement comme éducateur d'enfants. Yasmin Warsame - sa femme, à l'écran - vit au Canada et y exerce comme mannequin: "C'est aussitôt après l'avoir vue sur une affiche que j'ai su qu'elle serait Nasra", assure Khadar dans un large sourire. Il est tout aussi heureux de préciser qu'il a organisé des castings sauvages dans les rues de Djibouti pour dénicher ses comédiens. C'était parfois... à la dernière minute: "J'ai ainsi sélectionné l'enfant deux semaines seulement avant le tournage. Et rencontré la femme qui joue la mère de Guled la veille ! C'était juste fou et bordélique. Cela étant dit, j'adore tourner avec des amateurs: ils n'arrivent pas avec le personnage complet en tête et surprennent toujours". Le top !

Avec un grand souci d'authenticité, Khadar donne une certaine image de la femme somalienne. Il la montre souvent forte et déterminée. C'est assumé: "Mes personnes féminins ne laissent personne décider de leur vie. Sans elles, il n'y aurait pas d'histoire et donc pas de film. Exemple: quand Guled retourne au village, il s'adresse à sa mère avant même de parler avec son frère ou avec le chef. C'est sa femme malade qui l'incite à tenir bon. Et on retrouve la même détermination chez la doctoresse !". Petit détail amusant: le cinéaste s'est inquiété de ce que sa propre mère - invitée à Cannes - pourrait penser du film. Tout s'est bien passé, même au cours des scènes les plus intimes. "Elle a compris que je ne les avais pas mises pour rien": rassurant. Khadar a tenu à filmer l'amour sans discours et sans scène de sexe. Dans l'un des plus beaux passages du film, il est révélé par la magie d'un superbe montage alterné entre les deux personnages principaux !

Je l'ai dit et le répète donc: si le jeune réalisateur a choisi Djibouti pour raconter une histoire somalienne, c'est aussi (et avant tout ?) parce qu'il trouve de nombreuses similitudes entre les deux pays. "Leurs langues et cultures sont très proches, assure-t-il notamment. J'ai retrouvé à Djibouti tout ce que j'avais prévu dans le scénario". D'après ce que j'ai retenu, le tournage n'a ensuite duré que 21 jours ! Ce qui n'empêche pas le film de revêtir une charge symbolique importante: après une longue guerre civile, il serait le premier film tourné là-bas - et en version originale somalienne - depuis trente ans. Khadar espère désormais faire quelques émules et dit qu'il a choisi d'utiliser sa langue maternelle à dessein: "On m'a conseillé de tourner en français et cela aurait pu simplifier la recherche de financements. Mais je voulais que, sur place, tout le monde puisse le comprendre sans traduction. Et à présent, je suis très content d'y être parvenu"...

J'ai d'autant mieux compris Khadar quand il a raconté que la capitale somalienne, Mogadiscio, est restée privée de grand écran cinéma pendant des décennies, le bâtiment étant occupé par des groupes armés. Avoir fait ce film des plus explicites sur les grosses difficultés du système de santé local a quelque chose d'admirable, je trouve. "Les autorités étaient très prudentes et ne voulaient pas que je donne du pays une mauvaise image". Khadar a rusé et présenté un scénario tronqué à ceux à qui cette belle histoire d'amour aurait pu déplaire. Lors du tournage de certaines scènes, il a demandé à ses acteurs locaux de rester chez eux pour mieux éviter tout risque de scandale. "C'est un fait qu'il aura aussi fallu que nous nous montrions attentifs. Un seul petit détail et tout aurait pu s'arrêter". Ouf ! Le film a su entamer sa carrière internationale, recevoir l'Étalon d'or du Fespaco comme je l'ai souligné et être présenté dans de nombreux festivals. Khadar se souvient particulièrement de Toronto, "la ville d'Amérique avec la plus forte communauté somalienne". Le chemin se prolonge...

----------
Après ce long laïus, je reste curieux...

Je me demande tout simplement si l'un des cinémas de votre ville projettera La femme du fossoyeur - et si vous irez le voir, du coup. À dire vrai, je serai bien entendu ravi d'en reparler, ici... ou ailleurs !

8 commentaires:

Jourdan a dit…

Il est bien présent dans les grandes villes du moins. Merci pour la suggestion, j’allais passer à côté.
Je me demandais si le lieu de tournage de Djibouti,répondait plus à des questions de sécurité par rapport à d’éventuelles milices en Somalie qui auraient pu rendre le tournage dangereux.Je ne sais pas.
Sinon tout ce qui s’en dégage de ce film (et votre chronique aussi) suffisent à me convaincre pour aller le voir.

Martin a dit…

Je vous en prie, Jourdan, c'est un plaisir ! Si j'ai modestement pu contribuer à vous donner envie d'aller découvrir le film, je suis vraiment très content !

Je me sens à vrai dire chanceux d'avoir pu recueillir ces propos du réalisateur...

eeguab a dit…

Salut Martin. Et bien notre multiplexe (flambant rénové) le programme cette semaine. Il faut le dire, de réels efforts de diversification sont faits. Le problème demeure, celui des spectateurs, nous étions trois, et je doute que les six ou sept séances pour ce film attirent plus d'une vingtaine de spectateurs.
Le film est très intéressant et relativise nos données cinématographiques et sociales européennes. Tu as parlé à juste titre de dignité. Et K.A. Ahmed n'a besoin que de 80 minutes pour nous dire l'essentiel.
Bonne semaine et bonjour chez toi.

Martin a dit…

Eeguab ! Quel plaisir de te croiser ici et de savoir que tu as pu voir le film ! Je suis content de le savoir assez bien distribué, finalement, et je vois que nous sommes d'accord pour dire qu'il le mérite. Au plaisir, l'ami !

Jourdan a dit…

Un film qui m’a beaucoup plu,une belle histoire d’amour.
Met en évidence cette deuxième grande injustice ,après le manque d’eau, qui est l’inégalité face aux soins et à la santé.
On en ressort avec une part d’humanité supplémentaire.

Martin a dit…

Très heureux de lire que le film vous a plu, Jourdan ! Je pense que nous serons pas si nombreux à le voir.

Jourdan a dit…

Dans un autre genre je vais voir L’école du bout du monde.L’histoire d’un instituteur au Bouhtan.
Peut-être que là aussi nous ne serons pas très nombreux.

Martin a dit…

Je n'ai pas entendu parler de ce film. Pour ma part, j'ai envie d'aller voir "Utama" qui serait mon premier film bolivien. À suivre...