Une chronique de Martin
Je l'admets: la coïncidence est troublante. Quand Arte m'a permis d'enfin découvrir Citizen Kane, cet immense classique venait juste de voir Sueurs froides - alias Vertigo - d'Alfred Hitchcock lui chiper la première place du grand classement du British Film Institute. Publiée tous les dix ans dans le magazine Sight & Sound, la hiérarchie dresse une liste de 50 films considérés donc comme les meilleurs créés depuis l'origine du cinéma. Discutable, oui, mais référentiel. Notez pour info que Voyage à Tokyo complète le podium 2012...
Existerait-t-il encore aujourd'hui dans le monde cinéphile occidental des amateurs qui n'aient jamais entendu parler de Citizen Kane ? J'aurais aimé en faire partie. Même sous forme parodique, la trame du film et son aboutissement sont généralement connus. Espérant ainsi mieux préserver votre plaisir de découvrir, je me contenterais de dire que le long-métrage trace le parcours d'une vie. Le prétexte d'Orson Welles pour ouvrir son récit réside dans les dernières paroles de son héros. "Rosebud": avant de s'éteindre, Charles Foster Kane prononce ce mot mystérieux et, magnat de la presse, lance au public le dernier aspect de sa personnalité resté inconnu jusqu'alors. L'enquête rendue nécessaire sert de fil conducteur au scénario.
Le film repose donc sur une série de flashbacks, depuis l'enfance campagnarde et modeste du futur grand patron. Au cours d'une scène d'une saisissante beauté, on le voit presque vendu par sa mère biologique au profit d'un homme capable de l'élever. Tout est déjà là. Orson Welles livre au regard un indice important pour prévoir d'emblée la suite. J'admets que c'est plus évident quand on connaît d'avance la fin ! Rassurons les anxieux: Citizen Kane a bien assez d'intérêt en dehors même de l'énigme qu'il propose. Ces thèmes multiples sont d'autant plus intéressants qu'enquête oblige, le film multiplie les angles d'attaque. Après avoir retenu de fausses images d'actualité en introduction, l'écran affiche les points de vue de ceux qui ont côtoyé Kane. Admirable kaléidoscope et portrait subjectif.
Le plus étonnant est peut-être que Citizen Kane reste de facture assez classique quant à l'intrigue elle-même. Récit d'une ascension fulgurante, le film est aussi celui d'une chute presque aussi brutale. Quand le mot fin arrive sur l'écran, on peut légitimement s'interroger sur la postérité de Kane. Patron de presse opiniâtre, diplomate improvisé plus ou moins efficace, homme politique majeur fracassé par la morale, Charles Foster semble presque contemporain ! Le jeu de miroirs qui s'instaure entre l'époque du film et la nôtre ouvre objectivement de larges perspectives d'intérêt pour le long-métrage et son scénario écrit à quatre mains - Orson Welles peut ici remercier son complice Herman J. Mankiewicz, qui lui permit d'obtenir un Oscar. Pas besoin toutefois de remonter les décennies...
Compte tenu de ce qu'était le cinéma en 1941, l'oeuvre reste fascinante par elle-même. Elle est connue pour introduire un nombre important d'innovations technologiques destinées à marquer définitivement l'histoire du septième art. Les plus fameuses demeurent sans doute ces plongées/contre-plongées incessantes venues déterminer l'importance - changeante - des personnages. Convaincant devant la caméra, Orson Welles l'est tout autant derrière ! Alors qu'il n'a que 26 ans, le futur maître invente aussitôt un vocabulaire particulier et immédiatement frappant. Il "bricole" longuement ses images pour obtenir les effets qu'il souhaite mettre en avant. Citizen Kane va même jusqu'à le montrer... aux côtés d'Adolf Hitler ! En tournant plusieurs fois les scènes et en triturant ses bobines, il obtient des profondeurs de champ incroyables. L'effet dramatique du film s'en trouve renforcé: une vraie leçon de cinéma.
Citizen Kane
Film américain d'Orson Welles (1941)
Premier ou deuxième d'un classement de prestige, le film demeure évidemment un standard incontournable pour qui s'intéresse un tant soit peu à l'histoire du septième art. Je n'ose pas ici lui faire l'affront de le comparer avec un autre, mais, en matière de classique éternel, je crois que je lui ai préféré Casablanca - moins innovant, pourtant. Si je ne lui ai décerné que quatre étoiles, c'est parce que j'attendais un peu mieux du scénario. Tout l'inconvénient de connaître à l'avance la conclusion des grands longs-métrages historiques de référence...
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