vendredi 7 mars 2025

Implacables destins

Cela faisait un moment que j'avais envie de renouer avec le cinéma japonais dit "classique". J'ai donc saisi l'opportunité (rare) d'apprécier l'un des films de Kenji Mizoguchi les plus aimés: L'intendant Sansho. Primé à Venise, il fait partie des derniers films d'un cinéaste reconnu sur le tard en Occident. Et dont 62 des 94 créations ont été perdues...

Nous retournons au 11ème siècle. Il y a un millénaire, rien de moins. En pleine féodalité, les idées humanistes de l'édile d'un petit village ont déplu aux autorités supérieures: l'homme est dès lors condamné au bannissement. Il part sans un cri, après avoir conseillé à sa femme de retourner chez ses parents, en le désignant alors comme coupable d'un entêtement funeste. À son fils, une dernière fois, il fait répéter quelques-unes des phrases selon lesquelles les hommes sont égaux par principe et qu'il faut donc que les plus fortunés soient généreux avec les plus pauvres. Surprise: L'intendant Sansho, ce n'est pas lui. C'est même son opposé absolu: celui que des privilèges ancestraux ont placé assez haut socialement pour qu'il exploite des esclaves. Toute ressemblance avec des faits historiques me semble inévitable !

On verra rarement le margoulin, mais il aura une influence capitale sur la destinée des protagonistes positifs de cette sombre histoire. Tout commencera par la séparation de la mère, décidée à rattraper son mari sur la longue route de l'exil, d'avec ses enfants, embarqués vers d'autres cieux encore plus hostiles que vous pouvez l'imaginer. Voilà... je n'ai pas envie de vous dire TOUT ce qui passera ensuite. L'intendant Sansho est un vrai drame qui montre bien le visage abject de certains spécimens de l'espèce humaine. Je dis "certains" parce qu'il y a aussi des personnages admirables dans ce film, voués malheureusement à la souffrance (ou pire) pour la plupart d'entre eux. Mais chut ! Juste vous dire que ce cinéma-là n'est jamais doloriste. C'est même le contraire, à mes yeux: un film d'une incroyable beauté.

Une fois les principaux enjeux posés, le récit fait un bond de dix ans en avant. J'ai trouvé cela audacieux pour l'époque, mais ma culture cinéma "années 50" restant faiblarde, je serais ravi d'être démenti. Blague à part, je crois que l'important n'est pas là. Ce qui me semble bien plus intéressant, c'est que Kenji Mizoguchi construit un avenir possible, offrant donc à toutes et tous une opportunité pour évoluer. C'est à la fois simple et parfait pour maintenir l'intérêt du spectateur. Et vous savez le mieux ? C'est qu'il n'y a pas de rebondissement grossier comme on peut en voir parfois dans les longs-métrages larmoyants. Tout découle d'une certaine logique, mais L'intendant Sansho ne lasse pas pour autant. Je vais me répéter: c'est très beau. Deux heures d'images sublimes, ce serait dommage de passer à côté !

J'ai - entre autres - beaucoup aimé les plans qui placent les acteurs dans un cadre naturel XXL. Le message est très clair, me semble-t-il. Puissant ou misérable, nous sommes peu de choses en ce monde. Mais il y a un petit miracle derrière ce constat fataliste: l'affirmation que c'est tout sauf une raison pour que les damnés de la terre acceptent leur sort sans moufter et renoncent à lutter pour la justice. Sur ce point aussi, L'intendant Sansho m'a paru d'une modernité étonnante - en tout cas, je ne l'avais véritablement pas anticipée. Quel plaisir, tout de même, pour un opus "vieux" de sept décennies ! Tout à mes rêves pour le septième art, je croise très fort les doigts afin que cette merveille traverse et séduise quelques générations supplémentaires. Pour mémoire, son auteur était né le 16 mai 1898...

L'intendant Sansho
Film japonais de Kenji Mizoguchi (1954)
Inévitablement, ce genre de films me donne envie d'en voir d'autres de la même époque et du même pays. Patience: cela devrait venir. D'ici là, je vous rappelle que quatre autres Mizoguchi restent à portée de clics, dont le superbe Les contes de la lune vague après la pluie. Par ailleurs, je valide aussi d'autres excellentes références japonaises comme Les sept samouraïs ou Voyage à Tokyo. Faites-vous plaisir...

----------
Mais encore ?
Sur le film du jour, "L'oeil sur l'écran" livre un bref avis et nombre d'anecdotes intéressantes, quand Wikipédia offre également une page assez complète. Eeguab nous a pour sa part proposé un texte double et Strum son analyse sur cinq autres longs-métrages "mizoguchiens". Vincent évoque le maître dans plusieurs textes: j'en ai retenu un. J'aurais pu citer Pascale... et ce sera fait bientôt. Ah, quel suspense !

mercredi 5 mars 2025

La diva déchue

J'en ai peut-être déjà touché un mot: dans l'une de mes quelques vies d'avant, j'ai eu la chance de découvrir la coulisse d'un opéra. Hommes et femmes. Mains, matières et machines. Les répétitions de Norma. C'est alors qu'on m'a parlé de l'aria Casta Diva, un "tube" de la Callas. J'ai réentendu cette merveille - signée Vincenzo Bellini - dans Maria...

Maria
, comme le prénom: ce choix de titre dit quelque chose du film. C'est par un biais presque intime que le cinéaste chilien Pablo Larraín aborde Callas, en ayant choisi de représenter les sept derniers jours de sa vie. Paris, fin d'été 1977. La cantatrice habite un appartement cossu de l'avenue Georges-Mandel. Elle est comme coupée du monde. Elle a accepté de se confier à un journaliste, sans être dupe pourtant des turpitudes du métier, mais ferraillant avec lui et agissant encore telle la diva qu'elle n'est plus. Maria s'ennuie et se soigne (fort mal). Seuls son majordome et sa gouvernante n'ont jamais voulu la quitter. Tous les autres sont morts ou bien ont disparu. Autant de fantômes desquels il faudra se séparer avant, peut-être, de chanter à nouveau. Ce n'est pas facile. Mais l'existence elle-même ne l'est pas toujours...

Ne prenons pas ce film pour un banal biopic ! Je suis sorti de la salle en entendant une dame dire: "J'ai sûrement raté quelques épisodes pour comprendre". Et je me suis dit qu'elle évoquait ce qu'elle venait tout juste de voir. Le mieux est en réalité de se faire confiance ! Même si on ignore le parcours d'une femme, on est parfois sensible aux émotions que pourrait faire naître en nous sa simple évocation. Dans le cas d'aujourd'hui, Angelina Jolie se propose de nous y aider. L'actrice américaine, qui ne refuse pas forcément les blockbusters, démontre sa capacité à affronter des rôles beaucoup plus complexes. Elle est vraiment bien accompagnée, notamment par Alba Rohrwacher et Pietrofrancesco Favino (deux protagonistes parfaitement réels). D'accord, mais l'opéra ? Vous en entendrez quelques notes dans Maria. L'amateur d'art lyrique qui veille en moi y a trouvé une satisfaction discrète: je suis à mille lieues de croire que je puisse faire référence en matière de chant - ou alors tout au plus pour ma sincère curiosité. J'ai surtout été ravi d'aimer ce beau film. Y compris sa face sombre...

Maria
Film américain de Pablo Larraín (2024)

L'opéra étant souvent un art international, je crois bon de souligner que le film a aussi des producteurs allemands, italiens et émiratis. J'aimerais que son réalisateur aille plus loin, mais ses pseudo-biopics développent souvent un propos intéressant (cf. Jackie, par exemple). Je tiens à insister: toutes les biographies filmées ne sont pas à jeter. Bonnard Pierre et Marthe m'avait ému. Et Frida ? Aussi, je l'admets.

----------
Une autre précision sur le titre...

C'est par ailleurs celui d'un tout autre film, consacré, lui, à l'actrice française Maria Schneider (1952-2011). J'en reparlerai, probablement.

Et si vous voulez lire d'autres avis...
Je passe allégrement le micro virtuel à mes chères Pascale et Dasola. Benjamin apporte sa pierre à l'édifice avec son point de vue masculin.

lundi 3 mars 2025

Aux origines de l'art

Le nom de Marcelino Sanz de Sautuola vous est-il familier ? Ce juriste espagnol (1831-1888) s'intéressait en amateur à la vie des hommes préhistoriques. Il a aujourd'hui sa place dans les livres de référence pour avoir identifié le premier site d'art pariétal en Europe: la grotte d'Altamira, ornée il y a environ 15.000 ans. Un bon sujet pour un film.

Je doute que beaucoup d'entre vous aient entendu parler d'Altamira. Son casting est hétéroclite, mais séduisant avec Golshifteh Farahani, Antonio Banderas, Rupert Everett et Pierre Niney en têtes d'affiche. Le récit, lui, n'a rien d'inintéressant, mais est si proche de l'histoire réelle que le mieux est encore de renvoyer vers la page Wikipédia ceux d'entre vous qui voudraient tout savoir et sauter la case cinéma. Aux autres, j'indiquerai simplement qu'il a fallu attendre longtemps pour que la communauté scientifique admette qu'une découverte majeure avait bien eu lieu en 1875, dans un coin reculé de Cantabrie. Le film nous montre que les hauts dignitaires religieux des environs ont vite pensé à une forme d'hérésie, eux qui jugeaient que seul Dieu mérite le nom de Créateur. Résultat: si les plus grands spécialistes rendent désormais hommage à Sanz de Sautuola, celui-ci est décédé 14 ans avant que ne cessent les accusations de fraude à son endroit. La réhabilitation filmée, elle, reste inédite dans les salles de France. Ses très belles images valent, à elles seules, la séance de rattrapage !

Altamira
Film franco-espagnol de Hugh Hudson (2016)

Peut-être est-ce parce qu'il s'agit d'une coproduction binationale dirigée par un cinéaste britannique que cet opus est passé inaperçu. Mon avis est que ce n'est pas scandaleux, mais (un peu) dommage. Rares sont de fait les films sur fond de préhistoire: La guerre du feu demeure un incontournable, devant Alpha ou la saga L'âge de glace. C'est à croire que l'homo sapiens préfère les dinos de Jurassic Park...

samedi 1 mars 2025

Apparition d'un génie

Pourquoi un tel courroux ? C'est ce que je me suis demandé en 2016 quand l'Académie suédoise a été fustigée pour avoir décerné le Nobel de littérature à Bob Dylan. Je ne voyais pas en quoi il était choquant d'honorer celui que j'estime être un très grand poète de notre temps. Oui, il me faut l'admettre: même si je connais encore mal son oeuvre.

Au-delà de la polémique, c'est avant tout la curiosité qui m'a poussé dans une belle salle de cinéma pour y rencontrer Un parfait inconnu. Traduction d'un passage de Like a rolling stone, l'une de ses chansons les plus célèbres, le titre du film ressemble également à un clin d'oeil lorsqu'il s'agit donc d'évoquer Bob Dylan. Réputé pour ses compétences d'écriture, James Mangold, réalisateur et coscénariste, a fait un choix vraiment intelligent: s'appuyer sur un bouquin pour raconter le début de carrière d'un gamin de dix-neuf ans, venu tout droit du Minnesota jusqu'à New York - un trajet d'environ 2.150 km - dans l'espoir insensé de chanter devant Woody Guthrie, son idole personnelle, hospitalisée. Qu'importe au fond si c'est conforme à la réalité: la scène inaugurale du film a capté mon attention, ensuite en alerte tout au long du récit. J'ai été impressionné par le parcours artistique de ce véritable génie de la folk music, capable d'exprimer des choses belles et puissantes avec simplement sa voix et une guitare acoustique (de 1961 à 1965). J'ai mieux compris que tout n'était pas forcément agréable pour lui. Lui qui n'est pas toujours resté le bon garçon innocent de ses débuts. Lui qui, tant admiré, devait encore batailler pour imposer ses choix...

Dans le respect, le film choisit d'expliquer que, si Robert Zimmerman est définitivement devenu Bob Dylan, c'est parce qu'il a eu le soutien quasi-immédiat de quelques grands noms qui l'ont précédé sur scène. Il montre également l'importance décisive de deux jeunes femmes présentes à ses côtés: Suze Rotolo (renommée Sylvie Russo à l'écran) et bien sûr Joan Baez. L'une était peintre, l'autre musicienne: Robert sortit avec les deux et, planqué derrière Bob, finit par les perdre. Mais le vrai sujet du film n'est pas là, je crois. Un parfait inconnu dresse surtout le portrait d'un artiste insaisissable, las de son image publique et qui, n'écoutant alors que son instinct, prit une décision radicale et un vrai risque: introduire de l'électricité dans sa musique. La très bonne nouvelle, c'est qu'il ose faire montre d'un enthousiasme des plus communicatifs, assis sur une reconstitution d'époque soignée et, bien entendu, de très nombreux "tubes". Leur force émotionnelle ressort même renforcée de la remarquable interprétation des acteurs. Timothée Chalamet, la tête d'affiche, est lui aussi joliment entouré. J'ai adoré le personnage d'Edward Norton et l'incarnation "classieuse" de Monica Barbaro. Sans oublier Elle Fanning - le tout premier amour !

Un parfait inconnu
Film américain de James Mangold (2024)

J'ai été long et, malgré cela, il n'est pas exclu que je revienne encore sur ce long-métrage, en lice pour huit des Oscars bientôt décernés. Avant cela, je dois dire que je suis content de voir James Mangold comme un bon artisan: Le Mans 66 le démontre aussi, par exemple. Vous voulez un autre film musical ? Control est dur, mais je le vois comme un must du genre. Nowhere boy est très bien aussi en face B.

----------
D'autre avis vous intéresseraient ?

Je suis certain que vous pouvez faire confiance à notre amie Pascale. Princécranoir mérite aussi toute votre attention pour sa chronique d'admirateur avisé (enrichie notamment d'un commentaire d'Eeguab). Je conseille enfin Strum... au moins pour l'encourager à écrire encore. MAJ - Dimanche 2 : Dasola, elle, m'a précédé... de quelques heures !