mardi 8 mars 2016

La première

Vous n'avez sans doute rien remarqué, mais l'ordre de mes chroniques a été un peu chahuté, ces derniers temps. Je continue de suivre scrupuleusement le fil de mes découvertes, mais je pensais parler d'autre chose, aujourd'hui. Bon... ce n'est pas grave: j'ai plaisir aussi à évoquer la personnalité d'Alice Guy Blaché. Vous allez comprendre...

Puisque nous fêtons la Journée internationale de la Femme, j'ai jugé intéressant d'aller explorer le cinéma des origines et de faire connaissance avec celle qui fut, dès 1896, la première réalisatrice. Née en 1873, Alice est la cinquième enfant de Mariette et Émile, mariés dix ans plus tôt. Son père est à la tête d'un important réseau de librairies, au Chili. Ce n'est qu'à l'âge de trois ans que le bébé rejoint durablement ses parents en Amérique du sud, avant d'être renvoyée en France pour y effectuer quelques années en pension. Adolescente, après la faillite et la mort d'Émile, Alice vit finalement avec sa mère, à Paris, et entame alors des études de sténographie...

À 21 ans, elle est embauchée comme secrétaire au Comptoir général de photographie. L'institution doit déposer le bilan, mais Alice continue de bosser aux côtés d'un autre ex-employé: Léon Gaumont. Quand, ensemble, ils découvrent les premières technologies d'images animées, c'est elle qui, aussitôt, décèle leur formidable potentiel artistique. Léon l'autorise donc à donner libre cours à son envie d'utiliser le kinétographe autrement, à condition toutefois que ce soit en dehors de ses heures de travail. La fée aux choux apparaît ainsi ! Une minute, pas plus, mais il semble que rien n'ait jamais été tourné par une femme avant. La vie même d'Alice en sera changée à jamais.

Gaumont lui offre en effet la direction d'une unité de films de fiction. Elle exerce cette fonction jusqu'en 1907 et tourne notamment plusieurs séquences inspirées de la vie du Christ. Cette inspiration majeure la conduit jusqu'à un "péplum" de 25 tableaux, qui associe pas moins de 300 figurants ! Au cours des toutes premières années d'un 20ème siècle innovant, Alice réalise et dirige aussi la production des phonoscènes, ce qui permet d'immortaliser chanteurs populaires et solistes d'opéra. Dans ses créations à elle, soit plusieurs centaines de films courts, elle aborde tous les genres du cinéma naissant. Mariée avec Herbert Blaché, elle s'expatrie avec lui aux États-Unis...

Là-bas, apparemment sans grand succès, le couple tente de vendre l'outil Gaumont: le chronophone, objet hybride entre le phonographe et le  projecteur de cinéma. Alice va plus loin: elle monte et dirige son entreprise, Solax Film Co, une véritable société de production. Herbert en assure la présidence quand le contrat Gaumont prend fin. De cette entité sortent des mélodrames, des westerns, des films autour de la Guerre de sécession... d'un quart d'heure ou plus longs encore, à mesure qu'évolue l'intérêt du public. Cette période faste s'arrête vers le début des années 20, quand le septième art migre massivement vers un tout nouvel Eldorado. Vers l'horizon: Hollywood !

Divorcée, rentrée en France en 1922, Alice retourne une fois encore de l'autre côté de l'Atlantique cinq ans plus tard, mais ne perce plus. Faute de trouver un boulot au cinéma, elle prend divers pseudonymes et écrit des contes pour enfants. Elle dépend de sa fille et donne parfois des conférences. D'aucuns affirment désormais que ses débuts remontent non pas à 1896, mais à 1902 - je ne saurais trancher. Intervenant à la Cinémathèque française, un certain Maurice Gianati s'est ironiquement interrogé sur l'existence même de la pionnière. Sans aller chercher bien loin, quelques clics sur d'autres sites Internet vous montreront l'étendue des débats. Je n'ai pas la science infuse...

Ce que je veux retenir, c'est le nom d'une femme pétrie d'imagination et assez courageuse pour traverser les mers et vivre de sa passion. Faut-il faire d'elle une icône moderniste ? Peut-être. En cette époque pas si lointaine où la femme était soumise à son mari, Alice osait tourner Les résultats du féminisme (1906): on y voit des hommes s'occupant de tâches ménagères, aux côtés de dames très inactives. Alice était pourtant tout sauf une bourgeoise oisive: elle consacra même une partie de son temps au volontariat pour la Croix-Rouge. Des comédiens qui tournaient pour elle, elle exigeait d'être naturels. C'est dans le New Jersey qu'elle est décédée, un jour de mars 1968.

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Et vous, qu'en pensez-vous ?
Je vous encourage - vivement ! - à me faire part de votre opinion quant à la place des femmes au cinéma. Je suis curieux de vous lire.

14 commentaires:

Pascale a dit…

Bravo d'avoir dégoté cette pionnière qui évidemment dans un monde d'hommes...

eeguab a dit…

Un joli billet sur une femme vraiment hors du commun.

Martin a dit…

@Pascale:

Merci ! Dans ce monde d'hommes, je trouve le parcours de cette Alice Guy Blaché franchement admirable.

Martin a dit…

@Eeguab:

Merci également ! Sacré parcours, n'est-ce pas ? Hors du commun, c'est tout à fait ce que j'ai pensé.

ideyvonne a dit…

C'est en voyant un documentaire sur les studios Gaumont que j'avais découvert le petit film "la fée aux choux" avec un trop bref commentaire de cette pionnière.
Ton article m'a fait découvrir la femme qu'elle était ainsi que toute l'énergie qu'elle a mis pour le 7ème Art.
Le 8 mars lui valait bien un clin d'oeil !

tinalakiller a dit…

Un très chouette billet, j'ai appris en tout cas beaucoup de choses !

Martin a dit…

@Ideyvonne:

Cela m'a effectivement paru intéressant de revenir à cette pionnière en ce jour particulier. Je dois dire d'ailleurs que je m'intéresse beaucoup au cinéma des origines.

Martin a dit…

@Tina:

Merci ! Je suis ravi que cette chronique t'ait plu et que tu en aies profité pour apprendre 2-3 trucs.

L'Oeil sur l'écran a dit…

Bel hommage à cette pionnière du cinéma. Vous avez bien retracé son parcours. Il faut juste ajouter qu'elle a été longtemps ignorée des historiens du cinéma et on peut certainement y voir là une certaine misogynie. Georges Sadoul par exemple ne la mentionne que fortuitement, ce qui paraît aujourd'hui assez aberrant. On la redécouverte dans les années 50. Elle a reçu la Légion d'honneur en 1953...
Son autobiographie est parue 8 ans après sa mort.

Martin a dit…

Merci beaucoup ! Vos présences ici sont rares mais très appréciées. Celle d'aujourd'hui l'est tout particulièrement, puisqu'elle apporte des compléments plus qu'intéressants à ma modeste chronique. Je suis vraiment ravi que vous ayez écrit ce petit commentaire !

ideyvonne a dit…

Moi aussi j'ai un grand intérêt pour les balbutiements du cinéma ;)

Martin a dit…

"Balbutiements"... un joli mot ! Nous sommes donc deux... et bien plus, en réalité, je pense !

ChonchonAelezig a dit…

Merci pour ce bel hommage ! C'est une personnalité en effet très méconnue. Quel beau choix tu as fait pour la journée de la femme !

Martin a dit…

Merci beaucoup ! Je suis très heureux que cette chronique t'ait plu, Chonchon. J'ai pris beaucoup de plaisir à l'écrire, je dois dire, et je suis content que ce plaisir soit communicatif.