lundi 15 mai 2017

Le spectre émouvant

Pour débuter cette nouvelle semaine, je laisse la parole à Joss. Comme souvent, mon amie a choisi de vous présenter un film inédit sur les Bobines et que je n'ai jamais vu: La double vie de Véronique.

Vingt-six ans après sa sortie, je revois le film franco-polonais de Krzysztof Kieslowski qui ne m'a jamais vraiment quittée. Absolument remuée en 1991, je saisis tout de suite que le temps a passé. Pour moi surtout. Je l'apprécie toujours autant pour son histoire (scotchante), pour ses images, ses gros plans, son rythme intimiste, profond, mais je remarque aujourd'hui des détails de prise de vue sur lesquels je ne m'étais pas attardée, comme par exemple quelques mises au net récurrentes, premier et arrière-plan successivement, certaines scènes qui s'étirent, des tons et dialogues qui me surprennent et même une température dans les couleurs et un grain particuliers…

Le film est toujours aussi beau, mais à force de tant l'aimer, ne l'ai-je pas fait évoluer en moi plus que de mesure, tandis que les années défilaient ? Je l'avais engrangé comme une pépite qui m'a tenu chaud pendant près de trois décennies. Alors, pour la garder encore précieusement, je décide non seulement de continuer à en faire vivre la quintessence, mais aussi à me remplir de ces paramètres qui m'interpellent aujourd'hui et que je pourrais bien commencer à interpréter autrement. Pour l'heure, commençons par cette histoire sublime que le réalisateur a su mener comme une composition éternelle, jeu de la vie et de la mort (la trame même de tous ses films !). Avec ce talent fou qui n'appartenait qu'à lui, Krzysztof Kieslowski nous a quittés à l’âge de 55 ans, le 13 mars 1996.

Deux jeunes femmes de vingt ans à la ressemblance frappante, l'une chanteuse lyrique à Varsovie, l'autre professeur de musique à Clermont-Ferrand. Elles ne se connaissent pas, ni dans les faits, ni dans les origines. Et pourtant, au-delà d'un physique et d'un rythme identique (toutes deux jouées par Irène Jacob), tout les rassemble. Toutes deux sont orphelines de mère et gauchères. Toutes deux aiment le contact du sol sous leurs pieds nus et celui d'un anneau d'or roulant sur les paupières. Toutes deux possèdent une voix sublime et souffrent d'une malformation cardiaque. L'une d’elles va d'ailleurs en mourir très vite, déléguant à l'autre sans le savoir des expériences bénéfiques comme celles qui permettent d'éviter le danger. Mais juste avant que Weronika disparaisse, alors arrivée à Varsovie en plein bouleversement politique étudiant pour y vivre auprès de sa tante, c'est sur l’immense place touristique du Marché que leurs destins vont se croiser une première et dernière fois.

Alors que Véronique s'engouffre dans le bus, poussée avec ses élèves à fuir la tourmente civile qui agite la capitale polonaise, Weronika rencontre l'incroyable vision de son double. Alors que le véhicule opère un tour complet dans le tumulte des sirènes de la police, Véronique prend les dernières photos de leur visite, le visage caché par son appareil. Prises de vue en cascade dont on se doute qu'elles figent un instant aussi fugace que dramatique. Elles sont la parenthèse. Comme au milieu de l'arène, poignante dans son long manteau sombre, Weronika - pourtant si vive et lumineuse - nous apparaît vulnérable et figée comme nous ne l'avons encore jamais vue jusque-là (Kieslowski l'a faite évoluer, prendre des décisions, vivre intensément pendant tout le début du film). Elle et nous seuls savons ce qui se joue, pas Véronique, mais cela viendra…

"J’ai l’impression que je ne suis pas seule au monde", confie Weronika à son propre père juste avant son départ, tandis que Véronique raconte à son jeune amant: "Pendant toute ma vie, j’ai eu l'impression d'être à la fois ici et ailleurs. C'est difficile à expliquer, mais je sais, je sens toujours ce que je dois faire". Sœurs siamoises dans un univers aux frontières de verre, métaphysique, les deux jeunes femmes se vouent un amour impalpable, inexplicable dont Kieslowski nous offre quelques clés, comme leurs confidences. Cette histoire de lacet appelé à lier, délier, relier… cette boule rebondissante, animée de reflets comme un troisième œil… ou la poupée double du marionnettiste dont Véronique tombera amoureuse.

Un cinéma peuplé d'ondes majeures et aussi subliminales où des enregistrements de sons anticipés prennent toute leur place, où le jeu de focale se saisit d’un seul élément du champ et s’y attarde (peut-être ce dont je parlais précédemment et que je n'avais pas perçu comme ayant du sens). A l'envolée des voix, surtout celle de Weronika qui semble prête à faire éclater un plafond de cristal, correspond l'élévation des âmes et surtout de la sienne que nous n'imaginons pourtant pas une seule seconde définitivement perdue (même si elle y laisse sa vie… polonaise !). Une envolée noblement servie par l'exceptionnelle musique de Zbigniew Preisner qui a le don de nous figer d'extase.

Et c'est Véronique qui prend le relais. Intégrée dans un quotidien plus stable, moins intense peut-être aussi (parallèle de deux conditions de vie bien différentes, l'une sous un régime mouvementé où il faut se battre pour obtenir, avoir des idées et des intuitions aussi, et l'autre plus confortable d'une petite ville de province française sans histoires), on la sent agitée de la présence de l'inconnue, perturbée par un indicible chagrin qui prend toute son ampleur lorsque la planche contact révèle enfin les clichés pris à la volée depuis le bus en Pologne, et d'où surgit le spectre émouvant de celle qui n'est déjà plus… Comme nous adhérons à cette peine, à ce chaos douloureux, à ce vide béant !

Il est bon sur ce blog de ne pas révéler le dénouement, mais comment se laisser aller à La double vie de Véronique sans évoquer ces instants fous, nés de symboles et de non-dits. Dans ce film, rien n'est hasard, pas même la couleur des gants portés par Véronique à Varsovie ou celle de sa longue écharpe traînant sur le sol à Clermont-Ferrand… rouges comme des blessures. Et ce rythme incroyable, si lent parfois, et sans lequel on ne pourrait s'imprégner de la profondeur des choses, à travers le sachet de thé qui s'infuse, les regards, les images sur lesquelles se pose Véronique face à elle-même et à l'incompréhension de son propre état. À l'angoisse de la perte, on sent poindre la douceur de la mort, à celle de la folie répond la cohérence universelle, à l'art répond le sentiment amoureux, et par-dessus-tout ça, une infinie beauté qui confine à la magie. Du très grand cinéma, qui a valu le Prix d'interprétation féminine à Irène Jacob et obtenu le Prix du Jury œcuménique à Cannes en 1991.

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J'adresse un grand merci à Joss pour cette nouvelle belle chronique ! L'avez-vous suivie jusqu'ici ? C'est sa quatrième de l'année, après...
- Sing Street (John Carney / 2016) en février,
- Dalida (Lisa Azuelos / 2017) en mars,
- Artemisia (Agnès Merlet / 1997) le mois dernier.

Vous en trouvez d'autres encore en remontant le fil, lien après lien. Évidemment, la prochaine devrait être publiée autour du 15 juin.

2 commentaires:

Joss a dit…

Merci Martin pour cet avis qui te conduira je l'espère à ne plus perdre de temps pour l'inscrire à ton panthéon. Je suis persuadée que tu seras touché. Et j'attends avec impatience de savoir par quels traits précisément. Un film magique par son charme à facettes, mais finalement très proche d'une réalité qui nous gagne de plus en plus. Vous avez dit physique quantique ?
A très bientôt. Joss

Martin a dit…

C'est toujours un plaisir de te publier, Joss !
Et ton long plaidoyer fait que je découvrirai le film avec plaisir.