samedi 20 décembre 2014

Le mythe anéanti

Combien de temps ai-je attendu, au juste ? Je ne sais plus vraiment. Je me sens bien incapable de situer le moment où j'ai entendu parler de La porte du paradis pour la première fois. Je suis simplement sûr d'une chose: j'espérais vraiment pouvoir découvrir ce film au cinéma. J'ai donc sauté sur l'occasion (unique) d'une projection-événement organisée par les Archives audiovisuelles de Monaco. Grand moment !

En faisant l'impasse sur le magnifique préambule, je vous indique aussitôt que La porte du paradis se déroule dans l'Amérique de 1890. Des émigrants venus d'Europe continuent à y débarquer en masse. Ceux-là ne sont pas britanniques ou français, mais allemands, slaves ou russes. Leur rêve: couler enfin des jours heureux, ce qui s'avère illusoire compte tenu de leur profonde misère et de l'effroyable accueil que leur réservent les colons déjà installés. Le coeur du scénario réside justement dans cette confrontation: s'appuyant sur le prétexte qu'une partie de leur bétail a été volé, un groupe de propriétaires terriens obtient le droit de rétablir l'ordre par ses propres moyens. L'idée des leaders de cet aréopage est très simple: il "suffit" d'établir une liste noire et d'éliminer alors les 125 personnes qui la composent. Un peu trop gros, dites-vous ? Je vous renvoie à vos propres sources historiques: même adaptés pour le cinéma, ces faits sont bien réels.

On dit parfois de La porte du paradis qu'il est un film maudit. Confidence pour confidence, c'est d'ailleurs la toute première raison qui nourrissait mon espoir de le découvrir sur un écran taille XXL. Rejeté par le public et la critique à sa sortie, le long-métrage a été massacré par la production: jusqu'à très récemment, les copies mises sur le marché avaient été amputées de plus d'une heure d'images. Personnellement, j'ai pu voir une version 2013, dont le montage approuvé par le réalisateur porte la durée de l'oeuvre à près de 3h40. J'ai conscience en donnant cette information que je vais décourager certaines bonnes volontés: nous n'avons plus, c'est un fait, l'habitude de ces (très) grandes fresques cinématographiques. Le mot "zapper" correspond mieux à notre époque que le mot "contempler". Il y a pourtant toutes sortes de belles choses à... regarder ici. Bien assez en tout cas pour réhabiliter un film et, bien évidemment, son auteur.

Michael Cimino est toujours vivant. Il fêtera ses 76 ans en février prochain. Si ce que j'ai lu est exact, il aurait également un scénario sous le coude, mais pas de proposition pour le produire. Il n'a plus fait de film depuis 1996 et c'est triste, je trouve. La porte du paradis mettait en scène quelques grands noms de l'époque, qu'on considère aujourd'hui comme de vraies stars: Christopher Walken, Jeff Bridges ou Isabelle Huppert, par exemple. Dans le rôle principal, on trouve aussi Chris Kristofferson, moins connu peut-être, mais toujours actif. Je citerai encore John Hurt et Mickey Rourke... j'en oublie sûrement. Le plus impressionnant est de vérifier que cet extraordinaire casting laisse vraiment toute sa place à la mise en scène: si le long-métrage traîne comme un boulet la réputation d'avoir causé la ruine financière du studio qui l'a produit, on peut dire qu'il a bien dépensé cet argent. Costumes et décors nous ont offert une somptueuse reconstitution !

Bref, devant pareil spectacle, l'endurance est récompensée. Anecdote amusante: pour cette version, Michael Cimino a retiré les cartons musicaux nécessaires à l'entracte dû au changement de bobine. Désormais, tout peut être diffusé d'une traite: j'ai confirmé mon goût et mon admiration pour les productions de cette envergure. Objectivement, j'ai aussi ressenti de petites longueurs, vite oubliées grâce à la magnificence de cet incroyable montage final. Je peux dire ainsi que La porte du paradis m'a pris aux tripes, littéralement. Plusieurs fois, j'ai ressenti de vives émotions, d'autant plus belles qu'elles étaient complexes. Je ne crois même pas que je présenterais le film comme un western: c'est plutôt un drame historique, puissant et furieux. Il se tient loin du manichéisme ! Face aux vrais salopards qui tiennent lieu de "méchants", les bons échappent à la caricature. C'est la nature humaine qui apparaît ici, dans toute son ambivalence.

La porte du paradis
Film américain de Michael Cimino (1980)

Ouf ! Arrivé au terme de cette chronique, j'ai bien du mal désormais à trouver un long-métrage comparable dans l'histoire du cinéma ! Même si j'ai la plus haute estime pour Sergio Leone, et notamment pour avoir imaginé Le bon, la brute et le truand, je trouve absurde de chercher parmi les westerns d'autres oeuvres aussi marquantes. Autant citer un autre film maudit découvert cette année: Comrades.

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Je voulais également citer le directeur photo du film...

Vilmos Zsigmond a dit: "Lorsqu'on fait un film sur le passé comme ça, il faut travailler comme un peintre, parce que si c'est trop réaliste par rapport aux normes actuelles, on y perd quelque chose. Il faut qu'on ait l'impression d'être dans le passé". Notre homme a côtoyé DePalma, Boorman, Allen, Scorsese, Schatzberg, Altman... et obtenu un Oscar pour le Rencontres du troisième type de Spielberg (1978).

Je n'ai pas lu grand-chose chez mes camarades de blog...

Seule Pascale ("Sur la route du cinéma") l'évoque (très) brièvement. Cela dit, elle partage mon enthousiasme. Les autres... c'est à vous !

16 commentaires:

Ronnie a dit…

Sam Waterston & Brad Dourif également au casting du "plus scandaleux gâchis cinématographique que j'ai jamais vu" d'après Roger Ebert. ;-)
Chef d'oeuvre enfin réhabilité pour ce qui me concerne, & quelle bande son !

ideyvonne a dit…

Il y a un bail que j'ai eu l'opportunité de voir la version longue sur TCM et il y avait même une interview d'Isabelle Huppert avant le film !
Bon, ça n'a pas été sur un écran de cinéma mais je dois dire que cette épopée ayant en toile de fond ce triangle amoureux m'a beaucoup plu.

dasola a dit…

Bonjour Martin,un chef d'oeuvre dont j'ai eu la chance de voir en version longue sur grand écran, un été il y a plusieurs années. J'avais adoré. Bon dimanche.

Martin a dit…

@Ronnie:

Oui, je n'en ai pas parlé dans le détail, mais tu as raison: la bande-son est effectivement très belle. La musique accompagne très bien les images et il y a aussi un remarquable travail sur les sons. On s'y croirait !

Martin a dit…

@Ideyvonne:

Isabelle Huppert est vraiment bien dans ce film. Je me rends compte que j'aime mieux ces "vieux" rôles que ce qu'elle fait aujourd'hui. Quelle carrière !

J'ai moi aussi aimé cette vision du triangle amoureux, où les deux hommes sont rivaux sans être ennemis.

Franchement, si jamais tu as un jour l'occasion de le revoir sur un écran de cinéma, je te conseille de foncer.

Martin a dit…

@Dasola:

Je vois que le film fait l'unanimité. J'en suis vraiment heureux. Michael Cimino mérite sa place au panthéon du cinéma américain. Si seulement il pouvait trouver un producteur pour tourner son (ou ses) dernier(s) scénario(s)...

Véronique Hottat a dit…

Bonjour Martin,

Un film que j'ai adoré également, vu en version longue au cinéma et présenté au préalable par Michael Cimino lui-même. Que demander de plus ?

Martin a dit…

Veinarde ! Que demander de plus ? Sincèrement, je ne vois pas. Tu aurais quelques anecdotes à nous raconter ?

Véronique Hottat a dit…

Et bien euh.... la présentation et l'interview se sont déroulées en anglais et le présentateur ne s'est jamais donné la peine de traduire en français bref je ne me souviens plus de grand chose mdr. Si ce n'est les raisons du mauvais accueil du film à l'époque (les américains pas très contents qu'il remette en question à ce point les mythes fondateurs du pays), les difficultés qu'il a eues par la suite et sa très grande joie de sa ressortie en version complète remastérisée, afin de lui donner une seconde chance et une reconnaissance méritée. Le reste est passé à la trappe en ce qui me concerne, faute de compréhension. Mais j'étais très contente de voir un realisateur tel que lui venir pour une représentation unique de son film dans une très grande salle qui était comble, bien évidemment. C'est drôle aussi de voir une si grande et puissante fresque réalisée par une personne aussi menue et frêle que lui, comme quoi il ne faut jamais se fier aux apparences.

Martin a dit…

J'imagine volontiers que ça devait être un grand moment de cinéphilie partagée. Quel dommage que l'animateur n'ait pas jugé bon de traduire les propos de Michael Cimino...

Pascale a dit…

Et oui je ne sais pourquoi mais je n'ai jamais "osé" affronter un article digne de ce nom et surtout de ce chef d'oeuvre inégalé.
Il est repassé à la télé avant hier. Le choc est toujours le même. Cette fois j'ai été époustouflée par la longue scène de rébellion ou les migrants prennent les armes face aux colons... Et John Hurt ivre mort (comme dans pratiquement tout le film) debout au milieu du chaos dit : ils sont trop nombreux.
Je crois que c'est la première fois que je me demande comment on peut tourner une telle scène. C'est frénétique, ça bouge, ça galope tout le temps. Il y a un monde fou...
Le nombre de figurants !!! C'est insensé.
Que dire des deux scènes de bal, celle du début, celle sur patins. J'ai pas de mots !
Et cette musique...
Et pourtant les scènes intimistes sont nombreuses et magnifiques et la direction d'acteurs sans défaut.
Parmi les acteurs citons Sam Waterston en ordure, Brad Dourif, John Hurt et... Jeff Bridges.
Mais, est-ce son personnage ? Kris Kristofferson emporte le morceau et bouffe tout le monde mêle l'autre Chris, MON Walken, néanmoins parfait.
Et notre toute jeunette Isabelle irréprochable dans un rôle difficile.
J'ai assisté à la Master Class de Michael Cimino à lyon qq mous avant sa mort dans une minuscule salle de 80 places car il ne voulait pas qu'il y ait du monde et pas de photos... la encore je n'ai pas pris le temps d'en parler alors que c'est un de mes plus beaux souvenirs cinéphiles.

Pascale a dit…

J'ai cliqué avant que le coréen bouffe mon commentaire, ce qu'il a déjà fait...

Évidemment c'est quelques MOIS et pas quelques mous...

Bref, je n'ai jamais rendu vraiment honneur à ce réalisateur. C'est pas juste. Lorsque je l'ai croisé à Venise... dans la rue, oui monsieur... j'en aurais pleuré. Faible, maigre, d'une couleur cadavérique il marchait avec difficultés. Je ne sais pas ce qu'il avait mais j'ai toujours pensé que c'est Hollywood qui l'avait détruit. Pourquoi ??? Cela restera un mystère car ce film et The deer Hunter sont sans égal.
Lors de la Master class, son humour m'avait enchantée. Son statut de star était évident... il faut dire que j'ai rarement vu Thierry Fremaux aussi ému, et il en jouait. Sa rancoeur, sa souffrance étaient évidentes et pourtant il parcourait le monde et les festivals, son chef d'oeuvre sous le bras pour en parler. J'espère que la reconnaissance tardive du "milieu" aura un peu apaisé sa douleur et cette injustice.
Chaque scène de Heaven's gate (et ouf les traducteurs n'ont rien trahi) mériteraient de faire l'objet d'un court métrage et d'être décortiquée. Tant de perfection c'est vertigineux.
Bon j'arrête... :-)

Pascale a dit…

Ah et puis intelligence suprême... Les rapports entre les 3 personnages principaux sont uniques. Jamais on a vu deux hommes amoureux de la même femme, qui ne parvient pas à choisir, aussi beaux, intelligents, adultes ! Ils devraient se détester mais non, ils se respectent et sans être amis on dirait bien qu'ils s'aiment d'une certaine façon.
J'adore lorsque Ella dit à Jim : "pourquoi une femme ne pourrait elle pas aimer deux hommes ?"
Jim lui répond : "elle peut. Trois même si elle veut. Mais ça complique drôlement les choses !"
Vlan.
Ce genre de répliques me foudroient littéralement. C'est presque de l'humour et en même temps tellement "moderne", tellement tendre. Il n'y a jamais de violence entre les 3. Respect.

Martin a dit…

@Pascale 1:

Je comprends très bien qu'on puisse se sentir au pied d'une montagne au miment de parler de ce film XXL. Tout est démesuré, dans "La porte du paradis", et c'est un petit miracle que cela parvienne à tenir debout avec tant de beauté.

Pas étonné que le master classe de Michael Cimino reste dans tes souvenirs comme un grand moment !

Martin a dit…

@Pascale 2:

Pourquoi Hollywood l'a-t-il détruit ? Parce qu'il allait à l'encontre du rêve américain.
J'ai vu le film, présenté par un bon connaisseur. Il paraît que c'est toujours le cas aujourd'hui...

Martin a dit…

@Pascale 3:

Effectivement, les relations entre les personnages sont belles parce que complexes. Ou le contraire.
Tu sais, tu devrais vraiment écrire quelque chose sur le film ! Il me mérite... et toi aussi !