Je souhaite revenir aujourd'hui sur Annette, le film évoqué avant-hier. Ne lisez pas la suite si vous ne l'avez pas vu: j'en dévoile un aspect important... que j'ai moi-même découvert quelques jours avant d'aller voir le film dans une salle de cinéma, sur un bel écran...
Si Annette, protagoniste du film, est bel et bien censée être l'enfant d'Ann (Marion Cotillard) et Henry (Adam Driver), sa "réalité" à l'image est celle... d'une marionnette, conçue à la demande de Leos Carax. Pas celle de la photo, bien sûr: la conceptrice de cet étonnant objet pose ici avec une autre de ses créations. J'ai eu la chance d'échanger avec Estelle Charlier, qui a cofondé la compagnie iséroise La Pendue. Et voici donc ce qu'elle m'a raconté sur son travail autour d'Annette...
Comment avez-vous rencontré Leos Carax pour la première fois ?
Comment avez-vous rencontré Leos Carax pour la première fois ?
Lui travaillait depuis un moment sur l'idée du personnage. Annette ne
pouvait pas être une vraie petite fille et il ne souhaitait pas utiliser
une image de synthèse ou un robot. Il tenait à utiliser un objet que
les acteurs pourraient toucher et prendre dans leurs bras. Il s'est donc
décidé pour une marionnette. En novembre 2016, j'ai été contactée : il
cherchait plutôt des manipulateurs que des constructeurs, à cette
époque, mais sans avoir encore choisi ce que serait le visage d'Annette.
Il avait simplement les photos d'une enfant, qui m'ont beaucoup
touchée. Je lui ai donc proposé de faire un essai de sculpture. C'est
ainsi que nous avons commencé à travailler ensemble.
Et ç'a été un travail au long cours…
Un
projet énorme : il y a plusieurs expressions du visage, plusieurs
marionnettes, plusieurs âges et plusieurs types de manipulation. Mon
complice, Romuald Collinet, a intégré l'équipe en janvier 2017. Le film
aurait dû être tourné cette année-là, mais on a été interrompu après
quatre mois. Finalement, le projet a été relancé en 2019, avec une autre
production : c'est donc un projet au long cours, en effet, mais plus
encore pour Leos Carax. Entre le moment où il a commencé à y penser et
la sortie du film, si je ne dis pas de bêtises, il s'est passé sept ou
huit ans…
Et vous n'aviez donc que les photos d'une petite fille comme base de travail ! C'est celle que l'on voit dans le film, Devyn McDowell ?
Non : Devyn a été choisie au début du
tournage, quand la plupart des marionnettes avaient déjà été
construites. Au départ, j'avais les photos d'une autre petite fille
ukrainienne que Leos avait rencontrée il y a une vingtaine d'années. Son
visage fascinant, très candide et un peu maladif, était très inspirant.
J'ai essayé de retranscrire l'émotion qui s'en dégage en sculptant les
visages.
Je
les ai revus pour moi et j'en ai profité pour voir le premier, que je
n'avais pas pu découvrir jusqu'alors. Je me suis surtout concentrée sur
les consignes de Leos, qui avait une idée assez précise du personnage
d'Annette. Nous avons eu énormément de discussions pour savoir jusqu'à
quel point nous assumions la marionnette. Fallait-il, par exemple, voir
ses articulations ou pas ? Quelle peau devions-nous lui donner ? Moi qui
travaille pour le théâtre, j'utilise beaucoup le grain, les aspérités,
les défauts… car c'est cela, je pense, qui crée l'étincelle de
l'émotion. C'est dans les défauts que la marionnette prend vie. Leos a
beaucoup aimé les premiers essais, mais le cinéma a fait que nous avons
dû uniformiser la peau pour permettre les raccords entre les différents
plans. De plus, la marionnette a plusieurs âges, avec toujours des
expressions associées : on utilise donc des masques différents pour
montrer un sourire extatique, une inquiétude, un endormissement, par
exemple. On a essayé une peau très lisse, et réaliste comme celle d'un
être humain, mais, à chaque fois, on perdait Annette…
Que de contraintes !
Effectivement.
Leos ne voulait surtout pas tomber dans ce qu'on appelle la vallée de
l'étrange. C’est une théorie robotique japonaise qui décrit la
répulsion, le sentiment d'angoisse qu'on ressent face à un robot à
l'apparence trop humaine. Or, il fallait au contraire qu'Annette soit
attachante dès le premier regard et donc que nous trouvions le juste
degré de réalisme pour qu'elle puisse fonctionner avec les acteurs et
vivre à côté d'eux. C'est la problématique d'Annette : elle ne vit pas
dans un monde de marionnettes.
Pour autant, il ne fallait donc pas créer quelque chose de trop réel…
Non,
mais au début, ce n'était pas si facile. Leos souhaitait que la
marionnette soit habillée le moins possible dans certaines scènes,
presque nue avec juste une couche, par exemple. C'était un vrai problème
pour nous, compte tenu de ses articulations ! Les conditions
d'assemblage étaient vraiment compliquées. Nous étions aussi
manipulateurs et, lors du tournage, il fallait être en mesure de changer
les costumes et les expressions du visage rapidement. Dès qu'on lui
mettait une autre robe, nous devions changer les tiges, dégonder les
bras…
D'où la nécessité pour vous d'être rapides et efficaces. Ce n'était évidemment pas possible d'attendre quelques jours pour que la marionnette soit prête…
Exactement ! C'est
pourquoi nous avons opté pour une technique de changements de masque.
Sur l'arrière du crâne, l'implantation des cheveux était très longue :
avec 15 masques d'expression différents, on ne pouvait pas faire 15
implantations. La construction d'Annette a pris beaucoup de temps,
jusqu'au dernier jour du tournage. Nous utilisions un atelier portatif,
avec toute une équipe derrière nous pour assumer ce travail.
Fallait-il également que la marionnette ressemble à Marion Cotillard et/ou à Adam Driver ?
Non.
Marion est arrivée assez tard : je n'avais pas du tout ses traits en
tête, au départ. J'avais quelques photos d'Adam, mais les suivre n'était
pas véritablement la consigne. Il s'agissait plutôt de s'inspirer de
cette petite fille que Leos avait connue. Lui voulait qu'Annette soit
féminine, drolatique, attachante, un être spécial au charme particulier…
et créer ainsi une marionnette poétique. C'est plutôt de cela que l'on
discutait ensemble.
En
effet : il y a une quarantaine de séquences avec la marionnette, avec, à
chaque fois, une manipulation différente. Romuald Collinet s'est chargé
de concevoir une "sur-marionnette", c'est-à-dire une marionnette en
kit, avec plusieurs bustes, plusieurs bras, plusieurs pieds, plusieurs
positions des mains, plusieurs systèmes de manipulation… auxquels sont
associés les différents masques. Cela nous apportait une grande
liberté ! Leos se laisse la possibilité d'expérimenter jusqu'au dernier
moment. Nous savions que ces décisions tombaient parfois à la toute
dernière minute, et nous essayions de lui proposer un panel de
possibilités dans lequel il a pu choisir ce qu'il voulait. N'ayant
jamais travaillé pour le cinéma, nous n'avions pas forcément conscience
de ses exigences et de son timing. L'équipe de tournage, elle non plus,
n'avait jamais eu affaire à des marionnettes. Elle s'est montrée très
ouverte et à l'écoute de nos contraintes. On a composé avec celles des
deux mondes…
Pris par le film, on oublie presque qu'Annette est une marionnette. Y a-t-il eu un travail en posproduction pour "effacer" certaines choses trop visibles ?
Leos
voulait qu'il soit le plus réduit possible. Nous étions cachés dans les
décors, et quand cela n'était pas possible, nous utilisions les fonds
verts ou bleus, avant d'être "effacés" numériquement. Après, il y a
aussi pas mal de scènes où Annette est manipulée par les acteurs. Comme
nous n'avions pas beaucoup de temps à passer avec eux, nous préparions
les scènes entre manipulateurs, en amont, pour arriver avec quelque
chose d'assez écrit, avant que les comédiens se l'approprient et
l'adaptent à leur propre jeu.
Du coup, on ne vous voit pas du tout dans le film ?
Non.
On nous aperçoit malgré tout lors du générique final. Nous sommes
quatre manipulateurs à apparaître avec chacun une marionnette dans les
bras. Toute cette expérience a été très intense et magnifique. C'est un
évènement historique pour l'art de la marionnette qu'un réalisateur
comme Leos Carax donne un de ses rôles principaux à une marionnette.
C'était un pari risqué. Cette marionnette donne à tout le film une
merveilleuse étrangeté et une poésie incomparable.
Et les acteurs ? Eux aussi se sont adaptés facilement ?
Oui.
Je pense que les trois acteurs ont été touchés par Annette, chacun à
leur manière, par la technique ou par l'émotion. Quelque chose s'est
passé. Par exemple, ce qui m'avait frappé lorsque j’avais vu Marion
Cotillard manipuler Annette, c'est que la marionnette ne faisait que
très peu de mouvement, mais comme Marion y croyait, du coup, le
spectateur y croit aussi. C'est par le regard de l'actrice que la
marionnette prenait vie.
Nous parlons d’un film musical, constamment en mouvement, presque dansé. Cela a apporté quelque chose à votre travail ?
Oui.
Tout au long de la création, nous avons été bercés par cette musique.
Entre manipulateurs, il a fallu que nous créions des sortes de
chorégraphies. Le son ayant été enregistré en live, nous avons d'abord
dû travailler avec des maquettes des Sparks, déjà géniales ! J'en
écoutais également dans mon atelier, au moment de sculpter : cela m'a
peut-être aussi aidé à créer le personnage. Les Sparks étaient là pour
une bonne partie du tournage et font quelques apparitions dans le film.
Et toute cette belle aventure se termine à l'ouverture du Festival de Cannes !
Oui… et le film a été très bien accueilli (NDLR: Leos Carax a d'ailleurs obtenu le Prix de la mise en scène).
Désormais, Annette fait l'objet d'une exposition à Charleville-Mézières…
Oui.
Nous y présentons Annette dans des décors inspirés de ceux du film et
proposons une sorte de parcours poétique de sa naissance jusqu'aux
dernières scènes. Il y a des photos, des vidéos et une partie
consacrée à la technique. L'événement a lieu jusqu'au mois de janvier
l'année prochaine. On ne sait pas encore ce qui se passera ensuite,
mais, autour d'Annette, notre compagnie fera l'objet d'un documentaire
de 52 minutes, Baby Annette, signé Sandrine Veysset. Cela passera sur France 3, en septembre.
Vous avez d'autres actualités cet été ? D'autres projets au cinéma ?
Non, rien avant septembre. Nous avons deux spectacles en tournée, Tria Fata et Poli Dégaine, et sommes en création d'un autre, La Manékine.
Côté cinéma, Romuald Collinet, à Charleville-Mézières, développe un
studio de marionnettes filmées en live, l'Arrière Plan - Ciné Puppet
Lab. Nous avons plusieurs projets en tête. En même temps, nous
continuons nos spectacles, enrichis par cette incroyable expérience qui a
inspiré et renouvelé notre propre approche de la marionnette.
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Et maintenant ?
Je suis ravi d'avoir réalisé cette interview: merci, Estelle Charlier ! Rien n'est sûr, mais je vous reparlerai peut-être de l'exposition organisée à Charleville-Mézières. Ce ne sera pas pour tout de suite...
Un dernier mot pour saluer le travail des photographes...
La première des photos que j'ai utilisées est (c) Sean Dennie,
La deuxième (c) UGC Distribution, la troisième (c) Patrick Argirakis,
Et la quatrième, enfin, (c) La Pendue. Il fallait que je le mentionne !
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Et maintenant ?
Je suis ravi d'avoir réalisé cette interview: merci, Estelle Charlier ! Rien n'est sûr, mais je vous reparlerai peut-être de l'exposition organisée à Charleville-Mézières. Ce ne sera pas pour tout de suite...
Un dernier mot pour saluer le travail des photographes...
La première des photos que j'ai utilisées est (c) Sean Dennie,
La deuxième (c) UGC Distribution, la troisième (c) Patrick Argirakis,
Et la quatrième, enfin, (c) La Pendue. Il fallait que je le mentionne !
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