La petite Venise est le tout premier long-métrage de fiction d'Andrea Segre, venu du documentaire. Une fois encore, j'ai eu envie de mieux connaître un cinéaste après avoir vu son film. Internet m'a permis de trouver ses coordonnées et de lui écrire pour lui proposer une interview. Je le remercie de l'avoir acceptée. Je salue également Rachel Bouillon, de l'équipe de production, qui s'est elle aussi déclarée favorable à cet échange. Merci enfin à mon pote Christophe, qui a rendu notre échange plus facile... en me prêtant un téléphone fixe équipé d'un haut-parleur. Et maintenant, moteur !
Vous êtes l'auteur de nombreux documentaires. Pourquoi avoir cette fois réalisé une fiction ?
Au début, quand j'ai rencontré la vraie Shun Li, j'ai eu l'idée de tourner un documentaire sur cette histoire. J'ai toutefois eu l'impression que ce qui se passait dans l'
osteria où nous avons tourné, c'était l'histoire idéale pour raconter une situation réelle aux grandes capacités métaphoriques. D'en faire un récit pas simplement local, mais aussi universel. C'est ainsi que j'ai commencé à écrire mon sujet, en cherchant à connecter la réalité à une certaine poésie. Ce premier projet de fiction marque mes débuts dans le cinéma. Je ne l'ai jamais étudié. Jusqu'alors, l'aspect réalisation n'était pas le but de mon travail. J'avais simplement l'envie de raconter les histoires que j'ai connues en travaillant ou en voyageant avec les migrants.
Comment se sent-on au moment d'aborder une oeuvre de fiction ? Un peu inquiet, peut-être ?En fait, quand j'ai eu la première réunion avec l'équipe réunie derrière moi, j'ai vraiment saisi l'opportunité de me former. Pour moi, le film et son tournage ont été l'équivalent de cinq années d'école de cinéma. J'ai demandé à tout le monde de collaborer avec moi: j'avais vraiment ce désir et ce besoin d'apprendre et de comprendre tous les aspects techniques, des choses que je n'avais encore jamais rencontrées dans ma vie. J'avais bien sûr mon expérience du documentaire. J'ai cherché à en utiliser les instruments, mais il y a beaucoup de choses que j'ai apprises pendant ce projet. Je suis heureux et me sens honoré d'avoir pu travailler avec des techniciens d'un grand professionnalisme, comme par exemple le chef-opérateur et directeur de la photographie, Luca Bigazzi, qui est l'un des plus connus et importants en Europe. Ils sont devenus comme des amis.
Qu'avez-vous le sentiment d'apprendre au cours de ce tournage ?La chose la plus importante, c'est vraiment le travail du réalisateur. Dans mes documentaires, j'ai toujours cherché à travailler avec la capacité d'acteur des personnes réelles. Si quelqu'un a quelque chose d'important à raconter, d'après moi, il arrive à bien le faire parce qu'il l'a vécu. La chose importante, c'est d'être capable de représenter, de mettre en scène, sa propre réalité. J'ai donc voulu travailler avec des acteurs qui cherchaient à être réels, qui prennent ce qu'il y a de réel dans leur vie pour se connecter avec leur personnage. C'est un peu le travail inverse de celui du documentaire et c'est intéressant de comprendre comment ça marche. Ensuite, sur le plan de la photographie, on a tourné en pellicule 35mm et c'était pour moi la première fois. N'ayant aucune formation, j'ai eu beaucoup de choses à apprendre. Comme je l'ai déjà dit, de ce point de vue, le travail avec Luca Bigazzi était fondamental.
En outre, pourquoi avoir choisi de tourner à Chioggia ? Est-ce que cette ville représente quelque chose de particulier pour vous ? C'est effectivement un lieu de migration...C'est d'abord la ville où ma mère est née. J'ai grandi à Padoue, pas très loin, et tout l'été, j'étais chez ma grand-mère pour les vacances. C'est donc un pays important dans ma vie, que je connais très bien. Une ville dans la lagune du sud de Venise que j'ai vraiment toujours aimée et que le cinéma italien n'avait encore jamais racontée. J'avais donc l'envie de le faire depuis longtemps.
Choisir Chioggia, c'est aussi montrer une autre facette de la lagune vénitienne. C'était aussi votre intention ?Oui. Le but, c'était de montrer au monde entier qu'il y a une autre Venise dans la lagune, qui n'est pas aussi connue, mais qui a quelque chose de plus riche d'un point de vue humain. Aujourd'hui, le tourisme à Venise se fait un peu oppressant et affecte la vie quotidienne d'une ville populaire comme peut l'être Chioggia. Il n'y a plus de pêcheurs vénitiens, plus d'ouvriers vénitiens... ce n'est plus qu'une petite proportion de la population réelle. J'ai vraiment eu ce désir de montrer une Venise plus liée à une dimension de travail et de vie, où les familles de pêcheurs sont encore là et où les fils de pêcheurs sont encore pêcheurs.
C'est difficile de tourner là-bas ? J'ai le souvenir d'une scène où tout le monde a les pieds dans l'eau, même à l'intérieur...En fait, cette scène représente une chose que j'ai vécue dans la réalité. On appelle ce phénomène l'
Aqua Alta, en italien. Les gens savent bien qu'il n'y a rien à faire sinon attendre. Après trois ou quatre heures, l'eau finit par partir. Si tu es pris là-dedans, tu attends. C'est comme ça.
Mais pour le film, vous l'aviez donc prévu dans le scénario ? Oui. C'est une chose que j'ai prise de l'expérience du documentaire. Je crois que la relation que nous avons avec la nature, c'est un dialogue très important, qui ressemble un peu à celui que tu peux avoir avec les acteurs. Il faut considérer le lieu de tournage comme l'un des personnages du film. Il faut comprendre les émotions, les images et les visages que le lieu peut apporter. Je savais bien que l'
Aqua Alta était un visage particulier de Chioggia. J'ai donc demandé à la production et à l'équipe d'avoir la patience de l'attendre.
Parlons maintenant des acteurs. Pouvez-vous m'expliquer comment vous avez rencontré Zhao Tao ? Vit-elle en Chine ?Oui, à Beijing. C'est la femme et aussi l'actrice principale de tous les films de Jia Zhangke, le réalisateur le plus important de la nouvelle génération chinoise. Lui a gagné le Lion d'or à Venise en 2006, avec
Still life. Quand j'ai commencé à penser à mon propre film, j'avais en tête le visage de Zhao Tao. Je l'ai appelée pour lui demander si elle serait intéressée à y participer. Elle m'a alors dit que c'était pour elle une belle occasion, car elle cherchait alors un projet pour travailler en dehors de la Chine et sans son mari, également. Elle avait envie de travailler avec d'autres réalisateurs. Le fait que mon projet repose sur un personnage de femme chinoise émigrée était pour elle une bonne opportunité pour émigrer en tant qu'actrice. Elle était aussi intéressée sur le plan culturel, voire politique, à raconter l'histoire de cette partie de la société chinoise qu'est la communauté émigrée. C'est une réalité que le cinéma officiel censure.
Et, à l'inverse, pour vous, ce personnage devait être une femme chinoise dès le début...Oui. L'idée m'est effectivement vraiment venue après ma rencontre avec une femme chinoise.
Comment avez-vous communiqué avec Zhao Tao ? Parle-t-elle l'italien ? Parlez-vous le chinois ?Non, ni l'un, ni l'autre. Un interprète a toujours travaillé avec nous. Quand elle a dû jouer en italien, elle a appris les dialogues du film comme une musique. Elle a transformé les mots italiens en sons, en symboles phonétiques de la langue chinoise. Je suis très content du résultat final. Elle parle l'italien comme une Chinoise qui ne serait arrivée que depuis quelques mois. Ça marche très bien.
Un mot sur votre acteur principal, Rade Serbedzija ?Au début, l'idée, c'était d'avoir un pêcheur d'origine napolitaine. J'ai toujours pensé qu'il était nécessaire que Bepi soit lui aussi un peu étranger, mais pas autant que Shun Li. J'ai fini par comprendre qu'un pêcheur napolitain, du sud de l'Italie, serait trop étranger à Chioggia. C'est comme ça que j'ai eu l'idée d'en faire un Croate, un Yougoslave, d'une région avec laquelle les relations sont fortes. Il n'y a finalement que la petite mer Adriatique entre les gens. Avec ça, j'ai toujours pensé au visage de Rade, que j'avais vu dans
Before the rain de Milcho Manchevski. Il était étonné quand je l'ai contacté. Il m'a dit: "
Comment sais-tu que je ne suis pas seulement un acteur, mais aussi un pêcheur ?". Je l'ignorais ! C'est avec ce hasard qu'on a commencé à travailler.
Était-il important pour vous que cet acteur soit slave lui-même ?C'est vrai que Rade est né à Belgrade et a étudié à Zagreb. C'est un acteur très connu là-bas. On peut dire que c'est un peu le Mastroianni de la Yougoslavie.
Vous avez aussi choisi d'autres grands acteurs de la comédie italienne. Des gens de théâtre...En fait, parmi les trois autres pêcheurs, il y a Marco Paolini, qui est connu au théâtre et ne travaille pas beaucoup au cinéma. Les deux autres viennent du cinéma. Le reste de la distribution, ce sont des gens qui n'avaient jamais joué dans un film.
Vous avez donc, là aussi, fait appel à des gens qui ne sont pas des professionnels...Oui et c'était important ! C'est le moyen d'introduire un peu de documentaire dans la fiction.
Qui est la femme qui joue l'amie de Shun Li ?Une autre actrice amateur. Elle n'avait jamais travaillé au cinéma avant cette expérience. Je trouve qu'elle est naturelle et je me sens très lié à ce personnage plein de mystères. Il laisse beaucoup de questions sans réponse. Je bute moi-même sur la dimension réelle de Lian. J'ai voulu que le spectateur mette en elle des éléments personnels. Moi, quand je vois le film, j'ai l'impression que cette femme n'existe pas, qu'elle est l'amie imaginaire de Shun Li, qu'elle a créée pour se donner la force de vivre son expérience et de traverser les difficultés.
Le film a eu du succès et reçu quelques prix. Ça doit vous faire plaisir, je suppose...Oui, évidemment. En Italie, on a eu 110.000 spectateurs et on est arrivé à 80.000 en France. Vraiment une bonne chose pour le petit film d'un réalisateur inconnu ! Les critiques dans les journaux et les magazines étaient vraiment bonnes. Le film va maintenant sortir en Angleterre, aux États-Unis, en Espagne, en Australie et au Japon. C'est pas mal.
Et pourrait-il sortir en Chine ?Il a été projeté au Festival de Shanghai, avec de très bonnes réactions. Je ne sais pas si on pourra être distribué en Chine. C'est très compliqué.
Quels sont vos projets, désormais ? Rester dans la fiction ? Revenir au documentaire ?Je vais continuer à tourner les deux. Je cherche toujours à trouver des confusions entre ces deux langages de cinéma. De mettre un peu de fiction dans le documentaire et inversement.
Comment présenter Mare chiuso, votre dernier documentaire ?Il raconte le sort des réfugiés africains partis de Libye jusqu'en Italie et qui, en raison d'un accord entre Berlusconi et Kadhafi, ont été refoulés. Cette situation a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg. Le film illustre justement les terribles violations de droits de l'homme entraînées par cette politique de refoulement.
Avez-vous le sentiment que le cinéma et les documentaires que vous réalisez ont un côté politique ? Voulez-vous faire passer des messages ?Oui, c'est le but. Je vis mon art comme un instrument pour pousser la société à changer vers plus d'ouverture. Nous avons la capacité de construire un futur de dignité contre le racisme et les injustices sociales qui existent actuellement dans la réalité européenne.
Vous faites partie d'une association, ZaLab. C'est aussi son but ?Avec ZaLab, nous travaillons pour produire et distribuer un cinéma engagé. Nous nous appuyons sur une démarche participative: les protagonistes des histoires que nous racontons ont la possibilité d'être co-auteurs. ZaLab regroupe sept personnes, réalisateurs, journalistes, sociologues, travaillant dans le documentaire et aimant beaucoup le cinéma.
Vous êtes aussi un grand voyageur, avec des déplacements récents en Grèce et en Croatie. Et vous serez bientôt à Paris...Je voyage beaucoup pour la présentation du film. Je suis également en train de développer d'autres projets.
Ce serait quoi, votre prochain film ?Il y a déjà un documentaire que j'ai tourné et que je vais monter dans les prochains mois. Je l'ai réalisé en Grèce sur une musique particulière. Je suis aussi en train d'écrire un autre projet, qui sera peut-être tourné à l'automne. L'histoire d'une relation entre un père qui ne parvient pas à l'être et un fils qui ne veut plus être un fils. C'est une rencontre dans la montagne...