Une rencontre mémorable ! J'ai vu
Petit Vampire en avant-première et eu la chance d'échanger avec Joann Sfar en cette même occasion. Je craignais qu'il soit très sollicité et... ça a bel et bien été le cas. Cependant, il s'est également montré plutôt généreux de son temps. Voici donc tout ce qu'il m'a raconté, à propos du film (entre autres)...
Petit Vampire est né dans une BD en 1999 et a grandi en série d’animation à la télé en 2004. Joann, a-t-il toujours été évident pour vous qu’il arrive au cinéma, un jour ? Pas du tout ! Ce personnage a le privilège de préexister à ma carrière d’auteur. Quand j’étais gamin, il faisait vraiment partie de mes amis imaginaires, nourri par les revues de films d’horreur que m'offrait mon grand-père, revues dont je modifiais le sens: ayant perdu ma mère très petit, la perspective d’un monde où les morts reviennent et peuvent parler relevait pour moi beaucoup plus du merveilleux que de l'horreur. Je me suis emparé de ces figures monstrueuses: elles ont fait mon initiation. D’une certaine façon, je crois qu'on peut dire que ce sont les monstres qui m’ont appris à dessiner. L'envie de faire vivre des créatures surnaturelles m'a permis de surmonter toutes les difficultés de l'apprentissage du dessin et de l'écriture.
Une longue histoire...
Petit Vampire me tient donc le crayon depuis toujours. Je n'en suis pas revenu quand j'ai pu en faire des albums de BD. Même chose quand c'est devenu une série télé ! Après le succès du Chat du rabbin, on m'a dit de me lâcher et de faire une grande histoire pour les enfants. Il a alors été évident pour moi de prendre Petit Vampire. La difficulté, c’est qu’il s’était toujours exprimé dans des récits courts. Il a fallu que je change non pas le ton, mais sans doute la profondeur des personnages et des arcs narratifs, tout en se posant la question de la motivation de chaque personnage. Avec Sandrina Jardel, ma première femme et la mère de mes deux premiers enfants, avec qui j'ai créé tout cet univers depuis le début, on a essayé d'en revenir aux sources, tout en lui donnant l’intensité dramatique que l’on peut trouver dans les longs-métrages chez Ghibli, Pixar ou Disney. Je ne dis pas que j'y suis parvenu, mais c'était en tout cas l'objectif qu'on s'était donné: offrir un grand spectacle émouvant aux enfants.
Vous aviez déjà une certaine maîtrise des codes du cinéma… J’apprends toujours ! Sur
Le chat du rabbin, j’avais souhaité que le résultat final soit le plus proche possible des cases de la BD. Il y a donc presque un travail de recréation à l'identique. Mais pour
Petit Vampire, en revanche, il y avait cette volonté consciente de modifier le design des personnages et la peinture des décors, pour être dans la tradition des longs métrages animés comme, chez Disney,
Les 101 dalmatiens ou
Robin des bois. On s'est demandé ce que seraient devenus mes personnages s'ils avaient été dessinés par un artiste japonais pour certains, soit par un dessinateur classique de chez Disney pour d'autres. Je crois que c’est un projet plus ambitieux encore, du fait de cette idée de réinvention des personnages.
Vous deviez être bien entouré...Oh oui !
Votre équipe était là, je suppose, pour vous dire ce qui était impossible, et vous conseiller, au contraire, sur ce qui était envisageable...
Exactement. Je me suis entouré de gens extrêmement différents et tous plus talentueux que moi, à l’image de mon directeur d’animation, Adrien Gromelle. D'abord, ce ne sont pas des gens de ma génération: pour la plupart, ils sont plus jeunes que moi. Puisqu’ils avaient d’autres références que les miennes en termes artistiques ou d'animation, ça a été un dialogue extraordinaire. J'aime beaucoup ce rôle de réalisateur: une fois que tout le monde a compris que vous l'étiez, vous pouvez laisser à votre équipe le plaisir de vous dire non. En tant que tel, j’adore provoquer mes équipes en leur disant ce que je souhaite faire, en montrant de petits dessins, et attendre avec gourmandise qu’elles les démolissent pour suggérer autre chose. Mon rôle central, c'est de raconter l'histoire, d'anticiper chaque plan en dessin... et ensuite de me délecter de tout ce que l'équipe avance pour améliorer ma proposition.
Avec ces monstres et ces pirates, je me dis malgré tout que vous avez un vocabulaire commun… Oui, mais pas forcément avec les mêmes entrées. Quand je parle de films de pirates, par exemple, je vais faire référence aux films d’Errol Flynn ou penser à Ava Gardner dans
Pandora, et je connais un peu l'escrime. Adrien Gromelle, lui, est presque professionnel de capoeira. Il arrive avec sa science du corps et sa passion des arts martiaux pour apporter des réponses très concrètes. On avait aussi de vrais comédiens. Pour les combats à l’épée de
Petit Vampire, on a fait appel à de vrais cascadeurs, Dominique Fouassier et son fils, qui sortaient de
Rogue one, l’un des derniers Star Wars. On les a filmés avec une excitation de gamins pendant une semaine et ensuite, on a mis le résultat en animation. L’idée d’un film, c’est de faire chanter ensemble les passions des uns et des autres. Autre point: dans
Petit Vampire, il y a un fond, non pas politique, mais éthique. Tout le récit parle de sentiments, avec un méchant (le Gibbous) qui ne comprend pas quand quelqu'un lui dit non et cause le malheur de tout le monde pour cela.
Et vous parlez donc du consentement...
Avec la figure de proue, il y a une histoire de Belle au bois dormant. Dans le conte, le personnage doit se réveiller quand on l’embrasse. Mes animateurs sont venus me voir pour me dire que ça n’irait pas avec ma notion du consentement. On a donc décidé de raconter l’histoire autrement, avec une histoire de souffle pris et rendu, et où le personnage féminin prend la main de la lune pour lui rendre son apparence humaine. Mon équipe n'est pas là que pour dessiner ou animer: ils sont aussi les premiers spectateurs. Leur ressenti compte. Autre exemple: la maman de Petit Vampire ressemble à une star des années 50-60. Si je la fais parler de cette façon, je suis dans le fétichisme. Camille Cottin la transforme en une femme moderne avec une charge mentale, qui doit se cogner sa famille et prendre les décisions seule pour le bien de l'équipage, vu que son mari capitaine pirate a du vide dans le crâne. Elle devient donc une femme qui doit tout faire et quelqu’un avec qui on peut sympathiser. Je sais qu'aujourd'hui, il y a une querelle entre jeunes cons et vieux cons qui consiste à se demander ce que l'on doit faire des contes traditionnels. D'après moi, c'est une chance de les moderniser dans ce monde où les représentations du masculin et du féminin ont beaucoup changé. On peut ainsi revivifier les vieilles histoires…
Je suppose que vous vous identifiez à Petit Vampire. Lui s'ennuie d'avoir dix ans depuis trois siècles. Vous, ça fait à peine une quarantaine d’années… Oui, mais moi, je suis heureux tout le temps – et surtout quand je dessine. S’il peut sembler représentatif d'un type d'enfance que j'ai pu avoir, c’est parce qu’on lui interdit des choses, qu'on l'oblige à en faire d'autres et qu'on lui dit que le monde est dangereux. C'est vrai qu'il l'est, mais on ne mesure pas à quel point on rend les gamins tarés en leur disant que tout fait peur. L'une des entrées du ce récit, c'est justement que l'on y parle d’un enfant qui a décidé de ne plus rester enfermé devant un écran. Le côté imaginaire, c’est que ce sont ses parents qui l’obligent à aller au ciné-club, quand lui ne rêve que de sortir pour aller à l’école !
Comme vous, finalement !Voilà, oui...
Il semble que ça vous ait réussi, au fil des années...En fait, moi, j'ai compris une chose: dès que l'on peut partager des angoisses avec les autres, ça va mieux. On cesse d'être un monstre lorsqu'on s'aperçoit que tout le monde est monstrueux. C'est un peu une morale à la Disney, mais ça me semble utile de le dire. On ne mesure pas à quel point nos terreurs sociales nous brident. C’est bien aussi de dire à nos enfants que nous sommes tous bizarres et que l'on peut tous rigoler ensemble.
Des enfants, lors des avant-premières, vous devez en rencontrer beaucoup...
Oui, et ils sont sans filtre: qu'ils aiment ou pas, ils me disent tout. C'est très amusant. Je suis toujours surpris par leurs réactions. Vous aurez beau écrire depuis des années, les enfants transformeront systématiquement vos histoires et lui donneront le sens dont ils ont envie. Il n’y a pas deux qui verront la même chose ! C’est une leçon d’humilité passionnante: ils m'apprennent des choses.
Petit Vampire est de fait un terrain de jeu pour les enfants: à eux, donc, de se l’approprier.
Une anecdote ?Dans toutes les projections déjà organisées, il n'y a eu qu'une seule fois une petite fille de 4 ans qui a eu peur. J'étais très ennuyé: ce n'est pas ce que je cherchais. Elle m'a expliqué qu'elle avait eu peur que le méchant attrape la maman de Petit Vampire. J'ai trouvé cela lumineux qu'elle ne s'inquiète pas un instant pour Petit Vampire ou d'autres enfants, en ayant manifestement intégré l'idée qu'ils allaient s'en sortir, mais qu'elle se soit inquiétée pour les grandes personnes. C'était très touchant.
Petit Vampire est peut-être aussi un long-métrage où l'on voit un peu la fragilité des figures parentales. Cela a été fait consciemment. Si on comprend qu'avec la meilleure volonté du monde, les parents ne contrôlent pas tout, je suis assez content.
Et cela vous donne des idées pour d’autres aventures de Petit Vampire ? J’en réalise actuellement une toute nouvelle série, sous la forme de romans illustrés. Je vais tenter de faire revivre mes grands-parents en revisitant mon enfance niçoise. Sans le faire exprès, et avec un peu d'amertume, je m’aperçois en fait qu’à 49 ans, elle fait déjà partie des livres d’histoire, parce qu’elle se situe dans une France qui n’existe plus, avec des moyens de communication et de transports différents. Mes grands-parents ne sont plus là, bien sûr, mais je les trouve tout aussi fantastiques que Petit Vampire...
Reviendrez-vous au cinéma en images réelles ? Cela fait cinq ans déjà que l'on a vu La dame dans l'auto...Ah, c'était donc vous ? C'est un film que j'ai adoré faire. J'ai appris beaucoup de choses. J'ai moins aimé le nombre d'entrées qu'il a fait ! Le roman était formidable, mais pas le scénario. Aujourd'hui, j’ai encore plein de projets, en animation et en prises de vues réelles, des longs métrages ou des séries. Avec mon camarade Aton Soumache, qui a produit
Petit Vampire, on a créé Magical Society et on a beaucoup d’autres projets sur le feu. On en reparlera au cours des mois qui viennent: beaucoup de choses deviendront publiques bientôt.
Vous donnez l'impression de ne jamais vous arrêter. Chaque fois qu'on parle de vous, c'est pour un projet différent...Parce que ce sont des projets amusants. Si je travaille autant, c’est simplement parce que ça m’amuse !
Comment vivez-vous cette période difficile pour les artistes ? Et comment avez-vous traversé le confinement ?Si je n'avais pas eu de bébé, je vous aurai répondu que, comme d'habitude, j'ai fait mes bandes dessinées. Notre bébé est né sans visite de la famille ou des amis. Il a vécu ses deux premiers mois seul avec sa maman et son papa... et notre chien. C'était à la fois très émouvant et assez anxiogène quand même. Cela lui donne un kharma assez étrange, à ce bébé. J'étais très heureux, mais il y a une certaine lourdeur. Sans la naissance, en fait, j'aurais vécu cet épisode en me disant qu'un auteur de BD est toujours enfermé, de toute façon. Cela n'aurait pas changé grand-chose.
Sauf pour la promo cinéma, peut-être ?Effectivement. D'ailleurs, il vaudrait mieux qu'on ne reconfine pas, compte tenu de l'ambition que l'on a pour ce film !
Petit Vampire est conçu pour être vu sur grand écran, avec plein de gamins dans la salle. C'est un sujet qui me fait peur. Après avoir travaillé pendant six ans, j'espère que les cinémas vont rester ouverts...
Vous avez eu un César pour Le chat du rabbin
, un autre ensuite pour Gainsbourg (vie héroïque). À part donc La dame dans l'auto... en 2015, on a l'impression que tout vous réussit !Encore une fois, ce dernier film, cela avait été une vraie école de réalisation pour moi, avec un petit
budget et des choses très difficiles à faire techniquement parlant. J'ai
l'impression d'avoir énormément perfectionné mon travail de réalisateur à cette occasion. Rien que pour cela, je ne regrette donc pas de l'avoir fait. Après, j'ai une certitude: c'est la dernière fois que je fais un film que je n'ai pas écrit. Il y a une forme d'aberration là-dedans: je suis avant tout un auteur. Si on m'avait demandé d'adapter le roman de Sébastien Japrisot, j'aurais été très content de faire du Joann Sfar ! M'engager pour me demander de faire autre chose, c'est dommage parce qu'en fait, je ne sais faire que ça !
Et ce n'est déjà pas si mal...Je ne sais pas. Mais je ne saurai pas être quelqu'un d'autre !
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Vous êtes arrivés là après avoir lu tout le reste ?
Un très grand merci ! Vous l'aurez compris: l'interview a été réalisée avant le reconfinement. Et depuis, Joann Sfar a exprimé son soutien aux libraires. J'espère donc que son film aura une belle seconde vie...