vendredi 26 octobre 2018

Corbucci vu par...

Je vous avais promis une surprise mercredi: j'y arrive aujourd'hui. Vincent Jourdan, l'auteur du blog mis en lien dans ma chronique précédente, connaît très bien Django... et m'a ainsi permis de le voir en salles, à l'invitation de mon association. Mieux: il a écrit un livre sur Sergio Corbucci et gentiment accepté de m'en reparler. Andiamo !

Vincent, comment es-tu tombé dans la marmite Corbucci ?
À la base, c'est parce qu'à quinze ans, j'ai vu Le grand silence, le film avec Jean-Louis Trintignant. C'était un après-midi à la télé et cela m'a profondément marqué. C'est un nom que j'ai gardé en mémoire...

Quels souvenirs gardes-tu de la manière dont tu as reçu le film ?
Je crois qu'aucun autre film ne m'a choqué à ce point ! Je me souviens des circonstances et d'avoir pensé que le film n'était pas fini, qu'un morceau avait été coupé et qu'il manquait quelque chose, tellement j'avais du mal à accepter ce final particulier !

Ta passion pour le cinéaste t'est venue assez jeune, finalement...
Elle est venue un peu plus tard. On ne voyait plus de films de Corbucci dans les années 80. C'est revenu au cours des années 90, grâce à la vidéo et surtout au DVD, quand ses grands titres comme Django ont commencé à ressortir. J'en ai vu d'autres et j'ai donc fait le lien avec Le grand silence. En constatant que c'était le même réalisateur, ça m'a intéressé et c'est ainsi que j'ai découvert non seulement ses westerns, mais aussi ses autres films: ses comédies, ses péplums et certains films d'aventure... il y en a quand même beaucoup !

Comment placerais-tu Django parmi ses westerns ?
Il se situe dans la première partie des treize que Corbucci a réalisés. Il s'intercale entre Ringo au pistolet d'or, assez classique, et Navajo Joe, une grosse production de Dino de Laurentiis avec Burt Reynolds dans le rôle principal. Ce projet-là a mis du temps à se monter: en attendant sa sortie, Django a ainsi pu être tourné et finalisé rapidement. Il arrive aussi à une époque où le western italien est en plein essor et fait partie de ces films qui ont amené le genre vers quelque chose de neuf pour l'époque.

Qu'est-ce qu'il a de novateur, justement ?
Il prend vraiment à l'envers tout ce qui était jusqu'alors le western américain: le héros peut être vu de bien des façons, mais en aucune manière selon les critères classiques. Il n'y a plus de lien avec la géographie ou l'histoire de l'Amérique, si ce n'est quelques bribes ! Pour moi, plus encore que les Leone, c'est un western profondément italien, qui invente un nouveau territoire, qui est presque un monde d'enfance. Tous les petits Européens jouaient aux cow-boys et aux indiens: c'est dans cet univers que se situe Django. Nous sommes à la limite du fantastique, aussi. Corbucci fait référence à de nombreux éléments de la contre-culture de son époque. Il amène le film dans une autre dimension, qui lui est propre et qui va définir le western italien pendant les quatre ou cinq années de son âge d'or.

Et pourtant, le film est fabriqué avec peu de moyens...
C'est tout le paradoxe ! Si le film est allé si loin dans la démesure et l'innovation, c'est justement parce qu'il n'y avait que peu de moyens. Le scénario lui-même n'était même pas fini quand le tournage a commencé ! Il y a donc eu beaucoup d'improvisation ! En même temps, l'équipe se connaissait bien, entre le chef opérateur Enzo Barboni, le chef costumier Carlo Simi, la décoratrice Marcella de Marchis, l'assistant réalisateur Ruggero Dedodato, même les acteurs... beaucoup avaient déjà travaillé ensemble. L'atmosphère leur a permis de se lâcher. Cela s'est passé un peu de la même façon pour Keoma, le film d'Enzo G. Castellari, sorti dix ans plus tard. Là aussi, des moyens limités ont permis aux parties prenantes de délirer un maximum ! Dans les deux cas, ça a donné quelque chose, là où ça aurait pu être un échec complet...

Et ça a d'autant mieux marché pour Django que le public italien aura tout de suite adhéré à ce style baroque...
Oui... et pas seulement le public italien ! Le film aura quelques soucis avec la censure, mais tous les pays qui vont le voir le recevront comme un film novateur. Au milieu des années 60, on se trouve dans une période d'agitation politique mondiale: on ne veut plus voir les héros classiques, mais on préfère un anti-héros, dont on ne sait ni s'il est vivant ou mort, ni ce qu'il cherche vraiment. En creux, parfois, on trouve des idées sur l'argent, la révolution, le destin, la vengeance. Tout cela mélangé correspond à l'air du temps et, donc, plaît ! En fait, chacun y prend ce qu'il veut. Les Japonais y voient une démarcation des films de samouraïs, les Français une critique de la société. Aux États-Unis, c'est la période des hippies, qui ne peuvent qu'être séduits par le côté "branque". Comme pouvait plaire le cinéma de Leone !

D'ailleurs, pour faire le lien, on peut dire que les deux Sergio n'étaient pas rivaux, mais plutôt amis...
En effet. Ils échangeaient beaucoup entre eux et se rendaient souvent l'un sur le tournage de l'autre. Je crois qu'il y avait une émulation globale, bien plus décontractée que ce que l'on a pu en dire...

Est-ce que certains des acteurs de Django étaient déjà des stars ?
Pas vraiment. L'une des caractéristiques de Corbucci, à la différence de Leone, c'est qu'il ne va pas forcément chercher des Américains. Souvent, sur le plateau, tous les acteurs sont espagnols ou italiens. Juste après Abel dans La bible de John Huston, Franco Nero tient ici son premier grand rôle... qu'il avait hésité à accepter, se demandant si ce serait bon pour sa carrière. C'est amusant: Django a fait de lui une vedette et il en parle toujours ! Le reste de la distribution n'était pas connue: la star féminine, Loredana Nusciak, avait bien fait quelques films, mais les autres étaient principalement des acteurs typés dans le genre. Quelques têtes connues, mais pas des vedettes.

Toutefois, on ne peut pas parler de série B ou de film parodique...
Non, ce n'est pas une parodie, en dépit de son humour particulier ! Quant au terme de "série B", il correspond en fait à une économie bien particulière du cinéma américain, mais que l'on ne retrouve pas dans les autres pays. Django est un film à petit budget, destiné d'abord, comme beaucoup de westerns, aux salles populaires. Aujourd'hui, on a plutôt tendance à tout confondre. Or, il se trouve que les films de séries B n'existent plus ! Leurs schémas sont passés dans les séries A, depuis pas mal d'années maintenant.

Preuve au moins de leur popularité persistante...
Tout à fait. Cela correspondait au départ à un cinéma de distraction, populaire, sans la connotation péjorative. Il était destiné aux salles de quartier, avant de séduire des fractions du public plus exigeantes, soit pour les recherches formelles, soit pour les messages derrière. Certains westerns italiens ont ainsi pu séduire une partie de la gauche non-communiste. Dans l'un d'entre eux, un personnage est habillé comme Che Guevara: une évidence pour un spectateur de 1968-69 !

Après Django, Corbucci a-il eu davantage de moyens pour tourner d'autres westerns ?
En fait, il les avait déjà ! Comme je le disais, au moment de faire Django, il travaille aussi sur Navajo Joe, où il dispose d'un budget plus important. En fait, avec des budgets variables, il s'est débrouillé pour faire les films qu'il voulait. Cela correspond à l'époque, aussi. C'est quelqu'un qui a toujours su s'ajuster et qui savait tourner vite, jusqu'à quatre films par an. Il était vraiment capable de gérer ce type de situations un peu tendues et, quand c'était nécessaire, il pouvait gérer de grosses machines.

En plus du western, il a donc touché à tous les genres...
Oui. Il a débuté avec des mélodrames. Par ailleurs, il a fait beaucoup de comédies, un film d'espionnage, deux péplums, un film historique, deux films de capes et d'épées. Il a tourné avec les plus grandes stars de l'époque: Ugo Tognazzi, Marcello Mastroianni, Renato Pozzetto, Paolo Villagio, Vittorio Gassman... il les a tous fait travailler.

Et Totò, aussi...
En effet, dans les années 60. Leur relation était assez particulière. Disons que Corbucci correspondait bien à ce que Totò recherchait chez un metteur en scène. Lui voulait tourner vite et disposer d'un cadre pour s'exprimer. Il n'était pas possible de le diriger...

Avec une telle carrière, comment expliquerais-tu que Corbucci n'ait pas la même notoriété qu'un Sergio Leone, par exemple ?
Par plusieurs raisons. La première, c'est qu'il a fait beaucoup de choses très diverses et qu'il y en a forcément de plus ou moins bonnes, dans une telle filmographie. Ensuite, les mélodrames de ses débuts et la quasi-totalité de ses comédies ne sont pas sortis en France ! Hors d'Italie, il n'est presque connu que pour ses westerns...

Et toi, personnellement, comment as-tu accédé au reste ?
Aujourd'hui, une partie des films a été rééditée, à l'image de Bluff, par exemple, une comédie en costumes années 20, sortie en 1976, avec Anthony Quinn et Adriano Celentano. Après, parce que je parle italien, j'ai pu accéder à toute sa filmographie, largement disponible en Italie, à l'exception des mélodrames. Oui, frustration cinéphile...

Tout cela ne t'a pas empêché d'écrire un livre sur Corbucci. Comment l'idée t'est-elle venue ?
D'abord, j'ai créé un blog, Inisfree, où j'ai commencé à parler de ce qui m'intéressait. Corbucci est ainsi venu plusieurs fois sur le tapis et j'ai pu vérifier qu'il suscitait des discussions avec mes amis ! De l'une à l'autre, ma curiosité a été nourrie. Quelqu'un a fini par me dire que j'avais peut-être la matière suffisante pour en faire un livre, ce que j'ai d'abord pris pour une plaisanterie. Puis, en me rendant compte qu'il n'existait rien dans ce domaine, je me suis dit qu'il y avait peut-être quelque chose à faire. Et j'ai poussé mes recherches.

C'est donc facile, en France, d'écrire sur un réalisateur italien ?
C'est mon premier livre ! Je ne peux pas dire comment ça se passe pour les autres. J'ai eu des retours de personnes qui avaient proposé le sujet à des éditeurs, lesquels avaient dit non. Pour ma part, j'ai fait le livre tout seul et ce n'est qu'après que j'ai cherché un éditeur. C'est ainsi que j'ai rencontré Jean-François Jeunet, chez LetMotiff, qui, visiblement, a tout de suite été emballé. Tout s'est passé de manière très rapide, alors que, pour être franc, au départ, je ne m'attendais pas à trouver un éditeur aussi vite... ni même du tout.

En tout cas, tu es un vrai passionné de western, et pas seulement du western européen...
C'est vrai: mon éducation de base, c'est le western américain. Pourtant, généralement, c'est tranché: les amateurs de westerns classiques ont du mal avec les westerns européens, à l'inverse de ceux qui aiment les westerns européens et se montrent distants à l'égard des classiques. Moi, en fait, j'aime les deux, et sans problème. D'ailleurs, Sergio Corbucci aimait le western américain: ça se voit !

Tu as des références ? Des films un peu au-dessus des autres ?
Du côté des classiques, c'est Rio Bravo, de Howard Hawks, que je préfère, sans hésiter. Mais John Ford, c'est quand même le maître ! Après, tous les westerns d'Anthony Mann, Sam Peckinpah, Budd Boetticher... c'est difficile d'établir une hiérarchie. En films, j'aurais également pu citer La chevauchée fantastique, La horde sauvage...

Tu parles de films de toutes les époques, aussi...
Oui. Du côté italien, ensuite, j'aime tous les Leone, mais j'aime beaucoup Le bon, la brute et le truand et Il était une fois dans l'Ouest. J'ai aussi une affection particulière pour Il était une fois la révolution, que je trouve plus spontané pour un réalisateur qui ne l'a jamais été vraiment. Après, j'aime donc beaucoup les films de Corbucci: Django et Le grand silence ont été pour moi des films déclencheurs, mais c'est El mercenario qui est mon préféré, celui que je trouve le plus beau sur le plan technique. Chez d'autres réalisateurs italiens, j'aime aussi Tire encore si tu peux, de Guilio Questi, Django porte sa croix, d'Enzo G. Castellari sur un scénario de Corbucci, Blindman, de Ferdinando Baldi, Le retour de Ringo, de Duccio Tessari...

On notera pour finir qu'il y a plein de déclinaisons de Django !
Exact, mais jamais de vraie suite officielle. Les Italiens se sont engouffrés dans la brèche, avec plein de pseudo-Django, qui n'avaient plus grand-chose à voir. Il y en a quand même deux ou trois sympas...

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23h10 environ... un ajout un peu tardif...
Sur ces bonnes paroles, il me faut quand même remercier Vincent pour sa grande disponibilité et sa passion, largement communicative. Désormais, je prolonge le plaisir en lisant son bouquin. Du bonheur ! 

14 commentaires:

  1. Je connais et suis le blog de Vincent depuis plus de 10 ans (mon dieu...) c'est pointu, détaillé, intéressant, érudit, documenté (tout ce que je ne sais pas faire mais j'ai arrêté de me dévaloriser).
    Je lis rarement des livres qui traitent de cinéma et je connais tellement peu Corbucci que je ne me dirigerais pas spontanément vers celui-ci. Pourtant je vénère le western. Mais j'ai vu Django et rien que pour la scène d'ouverture et cet homme qui traîne un mystérieux cercueil le film vaut le coup. je ne me souvenais pas que Le grand silence, film étonnant,était de Corbucci.
    Jai mis des annees à comprebdre ce qu Inisfre signifie alors que Lhomme tranquille est un film que jadore.
    En tout cas bravo d'avoir réussi à te faire publier.

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  2. Franchement, au vu du travail effectué, l'édition est méritée !
    Vincent m'a également envie de découvrir d'autres Corbucci... et d'autres réalisateurs italiens.

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  3. Quelle bonne idée Martin que d'avoir interviewé Vincent, un blogueur (et maintenant auteur) érudit en effet ! Merci à toi et à lui. Je n'ai vu pour ma part que Django de Corbucci mais Vincent m'a donné envie de voir Le Grand Silence. PS : je me permets juste un commentaire dans le découpage de l'interview quand Vincent parle de Rio Bravo. La phrase suivante ("John Ford c'est quand même le maitre !") donne l'impression que le film est de Ford. :)

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  4. Bonjour, tout d'abord, merci encore à Martin pour cet entretien. C'est assez neuf pour moi et ça me fait très plaisir.
    Pascale, en effet ça fait plus de 10 ans qu'on se côtoie sur Haut et Fort. Moi j'ai toujours admiré ta régularité, surtout depuis ces dernières années où j'ai un peu décroché. Comme je disais à Martin, l'arrivée de FB a fait beaucoup de dégâts, même si en ce qui me concerne, c'est surtout ma flemme qui a joué. Ces récents échanges m'ont donné envie de me rediscipliner. Et puis question érudition, tu ne crains personne pour ton homme Clint :)
    Le livre je l'ai fait pour donner envie d'en découvrir plus, donc si ça marche tant mieux. Mais je me rends compte maintenant que ce n'est pas évident d'aborder un cinéaste dont la moitié de la filmo n'est pas facilement disponible ! Bon week-end.

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    1. Je serais bien incapable d'écrire un livre sur mon Clint. Et puis contrairement à ton Sergio il y en a déjà profusion.
      Ma régularité m'épate moi même d'autant que la lassitude me gagne souvent. Mais je n'arrive pas à abandonner mon bébé blog.

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    2. Je suis surprise que tu n'évoques pas Clint d'ailleurs dans tes réponses à Martin.

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  5. @Strum:

    Merci à toi de ton intérêt pour cette interview, Strum.
    Notre ami Vincent s'est très gentiment prêté au jeu: c'est lui qu'il faut remercier.

    Effectivement, il y a une petite ambiguïté autour de "Rio Bravo".
    J'ai vérifié depuis qu'il s'agissait bien d'un film de Howard Hawks...

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  6. @Vincent:

    Le plaisir est largement partagé ! C'est cool, la cinéphilie de groupe !
    Et plus je poursuis la lecture de ton livre, plus j'ai envie de voir d'autres films...

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  7. @Pascale:

    C'est clair: il existe mille livres sur Clint ! Difficile d'en trouver un original.

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  8. @Pascale encore:

    Disons qu'à partir de ce film fou qu'est "Le grand silence", on pourrait écrire sur Klaus Kinski !

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  9. @Pascale toujours:

    C'est vrai que nous n'en sommes pas venus à parler de Clint. Partie remise...

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  10. Pascale, c'est vrai que l'on pourrait relier le pasteur de "Pale rider" à Django via leur côté "revenus d'outre tombe". Clint apparaît dans le livre mais à la marge. C'est souvent l'autre Sergio qui revient, ne serait-ce que pour désamorcer les question sur leur prétendue rivalité.

    Martin, et bien voilà un sujet d'entretien tout trouvé :)

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  11. Tout à fait ! Moi aussi, je suis toujours partant pour parler de Clint !
    Le cow-boy sans nom sorti de nulle part, pour moi, c'est aussi "L'homme des hautes plaines".

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