Vous pouvez aller vérifier: il y a pile une semaine, je vous ai parlé d'un film d'Anna Novion. Cette jeune cinéaste travaille régulièrement avec son père, Pierre, qu'elle charge alors du poste de directeur photo. Or, rebond favorable, Pierre Novion est aussi crédité à ce titre au générique de Möbius. C'est pour parler de ce film - et évidemment de son métier - que je l'ai contacté. Il a très généreusement accepté de répondre à mes nombreuses questions au cours d'une conversation téléphonique - je veux ici l'en remercier. Voici donc son interview...
Avant toute chose, je voulais vous demander comment vous étiez tombé dans le chaudron du cinéma ?
J'ai fait l'école Louis Lumière en cours du soir. Il me semble que ça n'existe plus ! La formation avait lieu en semaine de 18 à 20 heures et le samedi toute la journée. On devait être une dizaine. C'était d'abord destiné à des gens qui travaillaient déjà dans le cinéma et voulaient être mieux formés, pour gravir un échelon par exemple. Ce n'était pas mon cas: j'ai pu rentrer après avoir fait pas mal d'études de mathématiques. Il semble que ça les a quand même un peu interpellés ! J'ai fini par passer un BTS au bout de neuf mois.
Vous aviez donc bien envie de faire du cinéma...
Oui. J'étais très partagé entre la réalisation et l'image. Côté études, j'avais d'abord commencé un doctorat sur des bases de données, mais j'ai senti que je m'égarais un peu. J'ai fait aussi un peu d'architecture. Quand j'ai fait mes cours du soir cinéma, en 1979, j'avais déjà réalisé ou plutôt tenu la caméra de films Super 8.
Et derrière, vous avez travaillé assez rapidement...
Oui, j'ai travaillé en même temps que mes études pour gagner ma vie. C'est pour ça que c'était intéressant pour moi de prendre des cours du soir. Je n'avais pas tellement envie de me retrouver avec des "mômes" de 22 ans alors que j'en avais 28. Je me disais que j'avais du temps à rattraper. Après mon BTS, mon presque premier travail aura été celui de premier assistant sur un long-métrage. J'ai quand même fait cinq ans d'assistanat, ce qui est finalement presque plus court que le parcours habituel. En même temps, j'ai fait pas mal de courts-métrages comme directeur photo et donné par ailleurs des cours à l'Institut des Hautes études cinématographiques (Idhec). Plus tard, de 2001 à 2004, j'ai d'ailleurs également été directeur de département à la Fondation européenne de l'image et du son (Fémis). Voilà pour mon rapport avec les écoles...
Vous connaissez Éric Rochant depuis 1989. Votre premier film avec lui, c'est Un monde sans pitié...
Exact. Sans dire que je le connaissais, j'encadrais un peu ses premiers tournages à l'Idhec, ce qui permettait d'ailleurs d'apprendre des tas de choses. Je crois qu’Éric était aussi en cours, mais que, bien que persuadé que c'était intéressant, lui les séchait ! On en a plutôt reparlé après...
Je suppose qu'on peut dire que c'est désormais un ami à vous...
Oui. Nous entretenons effectivement des rapports d'amitié en-dehors du travail.
Peut-on dire que, lorsque vous abordez un film ensemble, il y a une méthode Rochant / Novion ?
La première chose qui nous unit, c'est la confiance. Éric va rapidement à l'essentiel. Il ne montre pas ses angoisses. Sur un tournage, il me fait part de ce qui est important pour lui. Pour évoquer Un monde sans pitié, par exemple, la seule chose qu'il m'ait dite, c'est qu'il voulait que ce ne soit ni beau, ni laid. C'était restrictif, mais en même temps, ça voulait dire quelque chose. J'ai en tout cas essayé d'en tirer quelques leçons. C'était l'époque de l'argentique et c'est un film sans aucun blanchiment. Lors des essais, on s'est approché d'une esthétique. Nous avions besoin de durcir quelque peu le physique d’Hippolyte Girardot, qui, lui, avait beaucoup travaillé sur sa démarche.
Avant d'en venir très vite à Möbius, je voulais vous demander comment un directeur photo aborde un film. Y a-t-il des étapes incontournables, finalement ?
C'est très variable selon le metteur en scène. On commence évidemment par le scénario, qu'on lit pour soi et à travers le cerveau du réalisateur. On s'oriente dans une direction donnée. Les choses prennent vraiment forme pendant les repérages. Ils nous permettent de voir le réalisateur, mais aussi de travailler avec l'assistant réalisateur et le chef décorateur. Les décors sont quand même un élément décisif du film. Il y a aussi les acteurs, leur sexe, leur âge. Un film sur des adolescents ne suppose pas la même recherche qu'un travail comme celui avec Cécile de France sur Möbius, par exemple.
Quand le directeur photo arrive-t-il dans la boucle ?
Je dis oui au film bien avant les repérages, évidemment, en fonction du scénario et du réalisateur. C'est important de sentir qu'un film correspond à ce qu'on aime et recherche. La relation avec le réalisateur est très importante aussi, parce qu'on va travailler ensemble presque 24 heures sur 24 ensuite.
C'est justement lui, le réalisateur, qui choisit le directeur photo ?
Dans mon cas, oui, plutôt. En France, ça se passe souvent comme ça. En revanche, le réalisateur peut aussi en parler avec la production pour éventuellement changer ou être conseillé.
Dans le cas de Möbius, y avait-il déjà de la part d’Éric Rochant une petite demande pour orienter votre travail ?
Il faut d'abord savoir que nous avions fait deux saisons de Mafiosa ensemble. Au cours de la deuxième, Éric avait mis au point un certain style de mise en scène. Il souhaitait continuer dans cette direction. Pour la photo, les grandes lignes étaient très simples: vu qu'on s'intégrait dans un milieu chic où l'argent prend une très grande part, il souhaitait une image chaude, brillante, riche, à la limite clinquante. L'idée était d'accentuer un sentiment de confort et de luxe.
Et vous ? Souhaitiez-vous apporter quelque chose de spécifique ? Quelque chose qui ne soit pas une demande d'Éric Rochant ?
Non. Cela dit, pendant la préparation, Éric n'était pas dans les locaux de la production avec l'assistant et le chef décorateur. Lui travaillait ailleurs et moi, chez moi. C'est pour ça que les repérages sont importants: on passe la journée dans une voiture, on découvre les décors, on discute. Dans les choix de décors, même si Éric décide en fin de compte, la manière dont j'en parle détermine un peu l'esthétique du film. C'est à ce niveau, dans un premier temps, que j'interviens. Dans un second temps, sachant qu'un metteur en scène a beaucoup de choses à faire sur un plateau, la confiance qu'il a placée en son directeur photo permet de lui laisser les choses entre les mains. Éric me parle rarement de la lumière sur un plateau. C'est plutôt devant les rushs qu'il me donne une bonne note ou non.
Je voulais parler avec vous de Monaco. On le reconnaît facilement quand on l'a déjà vu, mais finalement, c'est un décor qui reste assez discret...
Les raisons sont très prosaïques. Éric souhaitait tourner cette partie monégasque à Monaco. Il a lui-même fait les repérages en scooter. Pour une scène, nous avions trouvé un autre lieu à Cannes, mais il a insisté, peut-être tout seul. Nous avons d'abord eu des soucis d'autorisation. Ensuite, quand ces mêmes soucis commençaient à se lever, on tombait sur le fameux circuit monégasque. Certaines choses nous ont été refusées, sans doute du fait du scénario. On reste énormément en intérieurs, dans ce film, même si on sait qu'il faut toujours agrémenter ça de scènes extérieures. Nous avons tourné assez rapidement: neuf semaines et demie, ce n'est pas énorme. Ainsi, pour l'anecdote, on en avait vingt pour Les patriotes.
Ce qui est plutôt original, c'est que vous ne donnez pas une image trop glamour de la Principauté...
Ce qui intéressait Éric, c'était de s'appuyer sur cette montagne de béton. Le côté glamour, on l'a aussi un peu avec les yachts, mais il se trouve que l'accent n'a pas été mis là-dessus.
Dans cette image, quelle est la part du travail du seul réalisateur et celle du directeur photo ? Comment cela s'articule-t-il ?
Le film a été tourné sur la Côte d'Azur, entre Cannes et Monaco, mais aussi en Belgique et au Luxembourg, avec une coproduction belge et luxembourgeoise. C'était d'ailleurs l'une des difficultés pour les repérages. Il y a des décors dans tous les sens ! La boîte de nuit où se rencontrent Jean Dujardin et Cécile de France, c'est en Belgique. Pareil pour le café où ils se retrouvent par la suite. La salle de banque de Tim Roth à Moscou, c'est un studio au Luxembourg.
Du point de vue des acteurs, maintenant, j'ai trouvé le film sensuel et pudique à la fois...
L'histoire d'amour était un grand enjeu pour Éric. Dans les scènes d'amour, sauf exception, on répète souvent ce qui a déjà été fait. Sans le trahir, je pense qu’Éric a voulu s'intéresser à l'orgasme de la femme et cette découverte qu'en fait l'homme. Ce n'est pas un aspect très développé, c'est intériorisé. Partant de là, nous nous sommes plutôt intéressés aux regards et aux visages.
Dans un autre genre, l'unique scène de bagarre du film a-t-elle été compliquée à tourner ?
Vous parlez de celle de l'ascenseur ? Un peu, oui. Elle est décomposée en deux du point de vue tournage. L'immeuble est situé à Beausoleil, à côté de Monaco. Je ne participais pas encore aux repérages à ce moment-là, mais le choix de cet immeuble tient notamment à cet ascenseur, qui plaisait beaucoup à Éric. Les choses se sont un peu compliquées parce qu'on n'a pas eu le droit de faire trop de choses. Nous sommes quand même parvenus à y tourner un petit tiers de la scène. Pour le gros de la bagarre, notre chef décorateur a reconstitué les lieux en studio, au Luxembourg. On a filmé en posant des fonds verts autour de la cabine. J'avais également préalablement installé une caméra autour de l'ascenseur pour le faire défiler.
Et au final, on n'y voit que du feu !
Pour tout dire, la bagarre, c'est le dernier jour du tournage en studio. Les premières images, je les ai faites au début, entre 3 et 4 heures du matin, au premier jour du tournage. Je me suis appuyé sur le fait que le vrai ascenseur avait une lampe au plafond et j'ai ensuite retravaillé autour de cette idée, en studio. Tant mieux si on ne voit rien, mais il y a beaucoup de plans. Ce qui est pour moi intéressant, c'est qu'on arrive à ça avec de courtes focales.
Je me rappelle la scène où un hélicoptère atterrit sur un yacht...
La grande difficulté du yacht, c'est la mer déchaînée. Tout le monde était allongé, malade. Jean Dujardin devait en plus parler russe ! Comme chaque tournage en bateau, en cas de tangage, on passe beaucoup d'énergie à retenir la caméra et les projecteurs. Pour moi, cela dit, ça restera comme l'un des jours les plus agréables. Quand on est toujours en intérieur, c'est un peu comme des vacances ! La difficulté, c'est de repérer la course du soleil pour donner le cap au pilote. On doit toujours changer d'angle. On sait qu'en bateau, on dérive facilement. Inversement, ça peut être pratique en champ/contrechamp. C'est tout de même connu comme une condition de tournage compliquée, mais il y a plus difficile encore, quand la caméra est aspergée par l'eau de mer...
Y a-t-il d'autres scènes particulières, à vos yeux ?
Nous avons tourné dans un salon d'exposition au Luxembourg, fermé pour l'été. Nous avions 5.000 mètres carrés et dix décors plantés là. Pour s'approprier ces décors que je n'avais jamais vus, il m'a fallu faire vite: on les voit le samedi et, dès le lundi, il faut travailler avec. Pour les plans aériens, la qualité du pilote est très importante. C'est un peu lui qui détermine le cadre. En termes de spécificité, je dirais que le film est tourné en pellicule, en Techniscope, alors que 80-85% des films actuels le sont en numérique. On voit bien la différence dans l'image des peaux, je pense.
Un mot sur la lumière ? Celle de Monaco diffère-t-elle des autres ? Comment s'y adapte-t-on ?
Je n'étais pas trop impliqué dans l'aspect conceptuel. L'idée était de montrer Monaco ensoleillé. Ce n'est pas comme dans le nord de l'Europe, où la lumière reste vraiment particulière. Je ne voudrais pas me montrer prétentieux, mais nous n'avons toutefois pas eu que du beau temps. En plus de cette lumière riche, chaude et colorée, un peu flamboyante liée à Monaco, j'en introduis une plus minimaliste quand Jean Dujardin se retrouve à Moscou, quand il se rend à la planque CIA dans cet immeuble décrépi ou quand il retrouve l'univers de la Loubianka dans des décors plus monochromes. La lumière souligne alors la solitude et l'âme esseulée du personnage.
Peut-on revenir sur celle du Nord de l'Europe et notamment celle de la Scandinavie, que vous travaillez dans les films de votre fille Anna et par exemple Les grandes personnes ?
C'est une lumière que j'affectionne beaucoup. L'air est presque transparent. J'ai fait un autre film avec Anna, Rendez-vous à Kiruna. Ce qui est agréable, l'été, c'est la durée avec cette lumière. Entre huit et onze heures du soir, on peut presque tourner entre chien et loup. L'occasion de capter de longues séquences dans cette lumière un peu magique. Là, puisque nous allions de plus en plus vers le Nord, l'enjeu était de montrer justement une lumière de plus en plus importante. Les scènes "de nuit" le sont de moins en moins, finalement.
Pour finir, un mot sur vos projets ?
Actuellement, c'est calme. On verra après l'été, mais je n'aime pas trop en parler. Dans l'immédiat, rien...
Vous enseignez toujours ?
Non. Cela dit, j'ai trouvé très intéressantes les trois années que j'ai passées à la Fémis, en compagnie d'étudiants pour qui tout commence. Plus on donne, plus on reçoit en échange. C'est le principe d'avoir des professionnels aux postes de direction. La seule chose, c'est qu'au point de vue du temps passé, c'est un peu difficile de faire les deux, travailler et enseigner. Je n'ai plus de rapport avec eux.
Votre fille est donc cinéaste. Vous ne décourageriez pas les jeunes de faire du cinéma...
Anna, je l'ai plutôt poussée à faire autre chose, mais ça n'a pas marché. Elle y est venue de manière un peu marginale, en me disant qu'elle voulait bosser dans le décor. Une façon de faire ce qu'elle voulait, petit à petit. Elle n'a pas fait beaucoup d'assistanat et prépare déjà son troisième long-métrage, une comédie qui, cette fois, ne se passera pas en Suède. Quand elle a commencé, je n'envisageais pas de travailler avec elle. Elle m'a présenté son dernier court-métrage: le sujet m'a plu et j'ai décidé qu'on ferait ça ensemble. On aurait très bien pu ne pas s'entendre ! Finalement, ça a très bien marché et, par la suite, on a donc fait deux autres films...
Elle vous étonne ? Elle vous rend fier ?
Je ne m'y attendais pas. Je n'étais pas programmé dans ce sens-là. Elle m'impressionne, oui. J'ai vu rapidement qu'elle avait un certain nombre de qualités importantes pour un réalisateur.
Avec tout ça, vous arrivez toujours à prendre du plaisir au cinéma comme simple spectateur ?
Oui, complètement ! Je suis à 90% spectateur. On ne l'est plus quand on tombe dans l'ennui total et qu'on se retrouve à regarder comment la cuisine est faite. Sinon, on décortique un peu, mais ça n'est pas gênant du tout. Le rôle d'un film, ça reste de vous embarquer. Ce n'est pas parce qu'on est du métier que l'on est moins "embarquable".
Qu'est-ce qui vous a embarqué dernièrement ?
J'ai revu La porte du paradis, à Bordeaux. Et j'ai vu No, que j'ai bien aimé.
Avec une image particulière, là aussi...
Oui, là, c'est clair et elle est voulue comme telle. Rien à dire. Cela a permis d'y mélanger quelques images d'archives. Pour le seul plaisir de l'oeil, c'est parfois un peu limite, mais on s'y fait.
Vous voudriez ajouter quelque chose ?
Non. On a fait le tour, il me semble.
Avant toute chose, je voulais vous demander comment vous étiez tombé dans le chaudron du cinéma ?
J'ai fait l'école Louis Lumière en cours du soir. Il me semble que ça n'existe plus ! La formation avait lieu en semaine de 18 à 20 heures et le samedi toute la journée. On devait être une dizaine. C'était d'abord destiné à des gens qui travaillaient déjà dans le cinéma et voulaient être mieux formés, pour gravir un échelon par exemple. Ce n'était pas mon cas: j'ai pu rentrer après avoir fait pas mal d'études de mathématiques. Il semble que ça les a quand même un peu interpellés ! J'ai fini par passer un BTS au bout de neuf mois.
Vous aviez donc bien envie de faire du cinéma...
Oui. J'étais très partagé entre la réalisation et l'image. Côté études, j'avais d'abord commencé un doctorat sur des bases de données, mais j'ai senti que je m'égarais un peu. J'ai fait aussi un peu d'architecture. Quand j'ai fait mes cours du soir cinéma, en 1979, j'avais déjà réalisé ou plutôt tenu la caméra de films Super 8.
Et derrière, vous avez travaillé assez rapidement...
Oui, j'ai travaillé en même temps que mes études pour gagner ma vie. C'est pour ça que c'était intéressant pour moi de prendre des cours du soir. Je n'avais pas tellement envie de me retrouver avec des "mômes" de 22 ans alors que j'en avais 28. Je me disais que j'avais du temps à rattraper. Après mon BTS, mon presque premier travail aura été celui de premier assistant sur un long-métrage. J'ai quand même fait cinq ans d'assistanat, ce qui est finalement presque plus court que le parcours habituel. En même temps, j'ai fait pas mal de courts-métrages comme directeur photo et donné par ailleurs des cours à l'Institut des Hautes études cinématographiques (Idhec). Plus tard, de 2001 à 2004, j'ai d'ailleurs également été directeur de département à la Fondation européenne de l'image et du son (Fémis). Voilà pour mon rapport avec les écoles...
Vous connaissez Éric Rochant depuis 1989. Votre premier film avec lui, c'est Un monde sans pitié...
Exact. Sans dire que je le connaissais, j'encadrais un peu ses premiers tournages à l'Idhec, ce qui permettait d'ailleurs d'apprendre des tas de choses. Je crois qu’Éric était aussi en cours, mais que, bien que persuadé que c'était intéressant, lui les séchait ! On en a plutôt reparlé après...
Je suppose qu'on peut dire que c'est désormais un ami à vous...
Oui. Nous entretenons effectivement des rapports d'amitié en-dehors du travail.
Peut-on dire que, lorsque vous abordez un film ensemble, il y a une méthode Rochant / Novion ?
La première chose qui nous unit, c'est la confiance. Éric va rapidement à l'essentiel. Il ne montre pas ses angoisses. Sur un tournage, il me fait part de ce qui est important pour lui. Pour évoquer Un monde sans pitié, par exemple, la seule chose qu'il m'ait dite, c'est qu'il voulait que ce ne soit ni beau, ni laid. C'était restrictif, mais en même temps, ça voulait dire quelque chose. J'ai en tout cas essayé d'en tirer quelques leçons. C'était l'époque de l'argentique et c'est un film sans aucun blanchiment. Lors des essais, on s'est approché d'une esthétique. Nous avions besoin de durcir quelque peu le physique d’Hippolyte Girardot, qui, lui, avait beaucoup travaillé sur sa démarche.
Avant d'en venir très vite à Möbius, je voulais vous demander comment un directeur photo aborde un film. Y a-t-il des étapes incontournables, finalement ?
C'est très variable selon le metteur en scène. On commence évidemment par le scénario, qu'on lit pour soi et à travers le cerveau du réalisateur. On s'oriente dans une direction donnée. Les choses prennent vraiment forme pendant les repérages. Ils nous permettent de voir le réalisateur, mais aussi de travailler avec l'assistant réalisateur et le chef décorateur. Les décors sont quand même un élément décisif du film. Il y a aussi les acteurs, leur sexe, leur âge. Un film sur des adolescents ne suppose pas la même recherche qu'un travail comme celui avec Cécile de France sur Möbius, par exemple.
Quand le directeur photo arrive-t-il dans la boucle ?
Je dis oui au film bien avant les repérages, évidemment, en fonction du scénario et du réalisateur. C'est important de sentir qu'un film correspond à ce qu'on aime et recherche. La relation avec le réalisateur est très importante aussi, parce qu'on va travailler ensemble presque 24 heures sur 24 ensuite.
C'est justement lui, le réalisateur, qui choisit le directeur photo ?
Dans mon cas, oui, plutôt. En France, ça se passe souvent comme ça. En revanche, le réalisateur peut aussi en parler avec la production pour éventuellement changer ou être conseillé.
Dans le cas de Möbius, y avait-il déjà de la part d’Éric Rochant une petite demande pour orienter votre travail ?
Il faut d'abord savoir que nous avions fait deux saisons de Mafiosa ensemble. Au cours de la deuxième, Éric avait mis au point un certain style de mise en scène. Il souhaitait continuer dans cette direction. Pour la photo, les grandes lignes étaient très simples: vu qu'on s'intégrait dans un milieu chic où l'argent prend une très grande part, il souhaitait une image chaude, brillante, riche, à la limite clinquante. L'idée était d'accentuer un sentiment de confort et de luxe.
Et vous ? Souhaitiez-vous apporter quelque chose de spécifique ? Quelque chose qui ne soit pas une demande d'Éric Rochant ?
Non. Cela dit, pendant la préparation, Éric n'était pas dans les locaux de la production avec l'assistant et le chef décorateur. Lui travaillait ailleurs et moi, chez moi. C'est pour ça que les repérages sont importants: on passe la journée dans une voiture, on découvre les décors, on discute. Dans les choix de décors, même si Éric décide en fin de compte, la manière dont j'en parle détermine un peu l'esthétique du film. C'est à ce niveau, dans un premier temps, que j'interviens. Dans un second temps, sachant qu'un metteur en scène a beaucoup de choses à faire sur un plateau, la confiance qu'il a placée en son directeur photo permet de lui laisser les choses entre les mains. Éric me parle rarement de la lumière sur un plateau. C'est plutôt devant les rushs qu'il me donne une bonne note ou non.
Je voulais parler avec vous de Monaco. On le reconnaît facilement quand on l'a déjà vu, mais finalement, c'est un décor qui reste assez discret...
Les raisons sont très prosaïques. Éric souhaitait tourner cette partie monégasque à Monaco. Il a lui-même fait les repérages en scooter. Pour une scène, nous avions trouvé un autre lieu à Cannes, mais il a insisté, peut-être tout seul. Nous avons d'abord eu des soucis d'autorisation. Ensuite, quand ces mêmes soucis commençaient à se lever, on tombait sur le fameux circuit monégasque. Certaines choses nous ont été refusées, sans doute du fait du scénario. On reste énormément en intérieurs, dans ce film, même si on sait qu'il faut toujours agrémenter ça de scènes extérieures. Nous avons tourné assez rapidement: neuf semaines et demie, ce n'est pas énorme. Ainsi, pour l'anecdote, on en avait vingt pour Les patriotes.
Ce qui est plutôt original, c'est que vous ne donnez pas une image trop glamour de la Principauté...
Ce qui intéressait Éric, c'était de s'appuyer sur cette montagne de béton. Le côté glamour, on l'a aussi un peu avec les yachts, mais il se trouve que l'accent n'a pas été mis là-dessus.
Dans cette image, quelle est la part du travail du seul réalisateur et celle du directeur photo ? Comment cela s'articule-t-il ?
Le film a été tourné sur la Côte d'Azur, entre Cannes et Monaco, mais aussi en Belgique et au Luxembourg, avec une coproduction belge et luxembourgeoise. C'était d'ailleurs l'une des difficultés pour les repérages. Il y a des décors dans tous les sens ! La boîte de nuit où se rencontrent Jean Dujardin et Cécile de France, c'est en Belgique. Pareil pour le café où ils se retrouvent par la suite. La salle de banque de Tim Roth à Moscou, c'est un studio au Luxembourg.
Du point de vue des acteurs, maintenant, j'ai trouvé le film sensuel et pudique à la fois...
L'histoire d'amour était un grand enjeu pour Éric. Dans les scènes d'amour, sauf exception, on répète souvent ce qui a déjà été fait. Sans le trahir, je pense qu’Éric a voulu s'intéresser à l'orgasme de la femme et cette découverte qu'en fait l'homme. Ce n'est pas un aspect très développé, c'est intériorisé. Partant de là, nous nous sommes plutôt intéressés aux regards et aux visages.
Dans un autre genre, l'unique scène de bagarre du film a-t-elle été compliquée à tourner ?
Vous parlez de celle de l'ascenseur ? Un peu, oui. Elle est décomposée en deux du point de vue tournage. L'immeuble est situé à Beausoleil, à côté de Monaco. Je ne participais pas encore aux repérages à ce moment-là, mais le choix de cet immeuble tient notamment à cet ascenseur, qui plaisait beaucoup à Éric. Les choses se sont un peu compliquées parce qu'on n'a pas eu le droit de faire trop de choses. Nous sommes quand même parvenus à y tourner un petit tiers de la scène. Pour le gros de la bagarre, notre chef décorateur a reconstitué les lieux en studio, au Luxembourg. On a filmé en posant des fonds verts autour de la cabine. J'avais également préalablement installé une caméra autour de l'ascenseur pour le faire défiler.
Et au final, on n'y voit que du feu !
Pour tout dire, la bagarre, c'est le dernier jour du tournage en studio. Les premières images, je les ai faites au début, entre 3 et 4 heures du matin, au premier jour du tournage. Je me suis appuyé sur le fait que le vrai ascenseur avait une lampe au plafond et j'ai ensuite retravaillé autour de cette idée, en studio. Tant mieux si on ne voit rien, mais il y a beaucoup de plans. Ce qui est pour moi intéressant, c'est qu'on arrive à ça avec de courtes focales.
Je me rappelle la scène où un hélicoptère atterrit sur un yacht...
La grande difficulté du yacht, c'est la mer déchaînée. Tout le monde était allongé, malade. Jean Dujardin devait en plus parler russe ! Comme chaque tournage en bateau, en cas de tangage, on passe beaucoup d'énergie à retenir la caméra et les projecteurs. Pour moi, cela dit, ça restera comme l'un des jours les plus agréables. Quand on est toujours en intérieur, c'est un peu comme des vacances ! La difficulté, c'est de repérer la course du soleil pour donner le cap au pilote. On doit toujours changer d'angle. On sait qu'en bateau, on dérive facilement. Inversement, ça peut être pratique en champ/contrechamp. C'est tout de même connu comme une condition de tournage compliquée, mais il y a plus difficile encore, quand la caméra est aspergée par l'eau de mer...
Y a-t-il d'autres scènes particulières, à vos yeux ?
Nous avons tourné dans un salon d'exposition au Luxembourg, fermé pour l'été. Nous avions 5.000 mètres carrés et dix décors plantés là. Pour s'approprier ces décors que je n'avais jamais vus, il m'a fallu faire vite: on les voit le samedi et, dès le lundi, il faut travailler avec. Pour les plans aériens, la qualité du pilote est très importante. C'est un peu lui qui détermine le cadre. En termes de spécificité, je dirais que le film est tourné en pellicule, en Techniscope, alors que 80-85% des films actuels le sont en numérique. On voit bien la différence dans l'image des peaux, je pense.
Un mot sur la lumière ? Celle de Monaco diffère-t-elle des autres ? Comment s'y adapte-t-on ?
Je n'étais pas trop impliqué dans l'aspect conceptuel. L'idée était de montrer Monaco ensoleillé. Ce n'est pas comme dans le nord de l'Europe, où la lumière reste vraiment particulière. Je ne voudrais pas me montrer prétentieux, mais nous n'avons toutefois pas eu que du beau temps. En plus de cette lumière riche, chaude et colorée, un peu flamboyante liée à Monaco, j'en introduis une plus minimaliste quand Jean Dujardin se retrouve à Moscou, quand il se rend à la planque CIA dans cet immeuble décrépi ou quand il retrouve l'univers de la Loubianka dans des décors plus monochromes. La lumière souligne alors la solitude et l'âme esseulée du personnage.
Peut-on revenir sur celle du Nord de l'Europe et notamment celle de la Scandinavie, que vous travaillez dans les films de votre fille Anna et par exemple Les grandes personnes ?
C'est une lumière que j'affectionne beaucoup. L'air est presque transparent. J'ai fait un autre film avec Anna, Rendez-vous à Kiruna. Ce qui est agréable, l'été, c'est la durée avec cette lumière. Entre huit et onze heures du soir, on peut presque tourner entre chien et loup. L'occasion de capter de longues séquences dans cette lumière un peu magique. Là, puisque nous allions de plus en plus vers le Nord, l'enjeu était de montrer justement une lumière de plus en plus importante. Les scènes "de nuit" le sont de moins en moins, finalement.
Pour finir, un mot sur vos projets ?
Actuellement, c'est calme. On verra après l'été, mais je n'aime pas trop en parler. Dans l'immédiat, rien...
Vous enseignez toujours ?
Non. Cela dit, j'ai trouvé très intéressantes les trois années que j'ai passées à la Fémis, en compagnie d'étudiants pour qui tout commence. Plus on donne, plus on reçoit en échange. C'est le principe d'avoir des professionnels aux postes de direction. La seule chose, c'est qu'au point de vue du temps passé, c'est un peu difficile de faire les deux, travailler et enseigner. Je n'ai plus de rapport avec eux.
Votre fille est donc cinéaste. Vous ne décourageriez pas les jeunes de faire du cinéma...
Anna, je l'ai plutôt poussée à faire autre chose, mais ça n'a pas marché. Elle y est venue de manière un peu marginale, en me disant qu'elle voulait bosser dans le décor. Une façon de faire ce qu'elle voulait, petit à petit. Elle n'a pas fait beaucoup d'assistanat et prépare déjà son troisième long-métrage, une comédie qui, cette fois, ne se passera pas en Suède. Quand elle a commencé, je n'envisageais pas de travailler avec elle. Elle m'a présenté son dernier court-métrage: le sujet m'a plu et j'ai décidé qu'on ferait ça ensemble. On aurait très bien pu ne pas s'entendre ! Finalement, ça a très bien marché et, par la suite, on a donc fait deux autres films...
Elle vous étonne ? Elle vous rend fier ?
Je ne m'y attendais pas. Je n'étais pas programmé dans ce sens-là. Elle m'impressionne, oui. J'ai vu rapidement qu'elle avait un certain nombre de qualités importantes pour un réalisateur.
Avec tout ça, vous arrivez toujours à prendre du plaisir au cinéma comme simple spectateur ?
Oui, complètement ! Je suis à 90% spectateur. On ne l'est plus quand on tombe dans l'ennui total et qu'on se retrouve à regarder comment la cuisine est faite. Sinon, on décortique un peu, mais ça n'est pas gênant du tout. Le rôle d'un film, ça reste de vous embarquer. Ce n'est pas parce qu'on est du métier que l'on est moins "embarquable".
J'ai revu La porte du paradis, à Bordeaux. Et j'ai vu No, que j'ai bien aimé.
Avec une image particulière, là aussi...
Oui, là, c'est clair et elle est voulue comme telle. Rien à dire. Cela a permis d'y mélanger quelques images d'archives. Pour le seul plaisir de l'oeil, c'est parfois un peu limite, mais on s'y fait.
Vous voudriez ajouter quelque chose ?
Non. On a fait le tour, il me semble.
Très intéressant. Merci de m'avoir rappelé ta rubrique Interviews, c'est vrai que je n'y pense pas toujours !
RépondreSupprimerLe directeur photo, c'est essentiel ; et sur Möbius, je l'ai trouvée parfaite. Dans l'interview, il insiste d'ailleurs sur certains points, que j'avais repérés, car particulièrement intéressants.
En ce qui concerne les scènes de sexe, je comprends mieux le point de vue de Rochant... Mais on est tellement habitués désormais à voir du très chaud, que juste les visages, ça fait bizarre ! Et ils ont un peu raté leur pari, en voulant insister sur le plaisir féminin... ou alors c'est Cécile qui joue très mal ! Je l'ai trouvée limite ridicule dans cette scène...